Notre Monde
Un film qui nous regarde



Entretien avec Thomas Lacoste et Christophe Mileschi


Des éclats de voix brefs, volontairement étouffés, lui parvinrent du côté des trois ou quatre individus qui venaient d'entrer. Khady avait compris qu'il se passait enfin ce que les gens de la cour avaient attendu.


Marie Ndiaye
Trois femmes puissantes
(Gallimard, 2009)





CM : Thomas Lacoste, vous sortez un nouveau film qui s’appelle Notre Monde (118’, 2013, Agat/LBP/Sister, distribution Shellac), sur lequel vous avez travaillé avec toute votre équipe pendant plusieurs mois et qui va sortir en salle le 13 mars 2013. En guise d’introduction à notre entretien, pourriez-vous revenir rapidement sur les présupposés et les attendus de cette entreprise conséquente ?

TL : Il s'agit d'un projet cinématographique collectif en acte. Le film qui sort en salle au printemps, Notre Monde, en est une introduction, qui va proliférer avec toute une série de rencontres et de débats publics et dont le site notremonde-lefilm.com sera à la fois le réceptacle et l'outil de mise en perspective.

Le projet est structuré autour d'un texte et d'une femme – nous devrions plutôt dire, comme nous le verrons, de plusieurs femmes –, Khady Demba, migrante malgré elle, dont l'histoire prend corps au sein du dernier récit de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye (Gallimard, 2009). A partir de la narration de la vie de cette apatride, nous avons cherché à déployer une phrase filmique autour des multiples questions que suscite cette vie. Cette phrase qui débute par la recherche d'un lieu de pensée commune (Jean-Luc Nancy), va nous conduire à une réflexion qui part de l'enfance (Christophe Mileschi et Bertrand Ogilvie, rejoints sur le site par Barbara Cassin, Keith Dixon et Frédéric Neyrat), passe par une primordiale attention au soin (André Grimaldi, rejoint par Claude Corman et Alain Mercuel), se poursuit par une réflexion sur notre rapport à l'autre autour de la justice et des libertés (Matthieu Bonduelle, Laurent Bonelli et Patrick Henriot), de la reconnaissance de la différence (Elsa Dorlin, Eric Fassin, Nacira Guénif-Souilamas, Françoise Héritier, Pap Ndiaye et Louis-Georges Tin, rejoints par Hourya Bentouhami), du partage et de la culture (Michel Butel, François Gèze, Jean-Luc Godard et Gérard Noiriel), du travail et de ses souffrances (Luc Boltanski, Robert Castel, Christophe Dejours, Patrick Henriot et Toni Negri), de l'économie et de la redistribution (Eric Alt, Jean-Pierre Dubois et Susan George, rejoints par François Chesnais, Thomas Coutrot et Mathilde Dupré, notons ici que la question centrale de l'écologie sera prise en charge ultérieurement par Geneviève Azam), de nos relations aux autres et à l'international (Etienne Balibar, rejoint sur le site par Monique Chemillier-Gendreau) et se conclut sur l'impérieuse nécessité, pour que la vie soit acceptable, de réhabiliter et de rechercher de nouveaux lieux du politique (Bastien François et Sophie Wahnich)… Voilà, c'est l'histoire d'une vie et de ses potentialités contenues dans une unique phrase cinématographique chorale. Une phrase qui s'adresse à tous. Une phrase-monde qui nous regarde. Une vie qui est aussi la nôtre.

Mais sur tout cela nous reviendrons, j'imagine…

 

 

Appeler le « peuple à venir »

Parcours et décloisonnements



CM : Je trouverais intéressant de resituer ce film dans votre parcours, dans ce que vous avez fait et dans ce que vous ferez par la suite. Est-ce que vous voulez bien nous raconter comment vous en êtes venu à faire du cinéma ? Car ça n'est pas votre premier film…

TL : Il y a une date officielle qui correspond à une mise en circulation publique de nos images : c'est le printemps 2007, un printemps électoral. Le moment pour nous de L'Autre campagne. Mais mon histoire avec le cinéma est beaucoup plus ancienne. Elle commence dans les salles obscures que j'ai assidûment fréquentées jeune homme. Un peu plus tard, elle se lie avec le travail politique et éditorial que nous avons mené jusqu'en 2006 avec la revue internationale de pensée critique Le Passant Ordinaire, que j'ai lancée à Bordeaux en 1994. Avec cette revue, nous avions alors pour premier souci – en complément des travaux politiques que nous développions qui s'appuyaient sur les sciences humaines et sociales – de faire appel à différentes disciplines artistiques en convoquant la photographie contemporaine, la littérature, le cinéma, les arts plastiques, la danse, le théâtre, etc. Ce choix de croiser disciplines artistiques et réflexives se traduisait dans chaque coin des pages de la revue, mais également – temps pour nous déterminant – lors de rencontres publiques. C'est ainsi que nous avons créé un festival en 1998 : les RIO (les Rencontres Internationales de l'Ordinaire), avec pour ambition d'entrelacer les cinémas, les littératures et les sciences sociales et humaines au sens large. Nous étions convaincus qu'il nous fallait revenir à l'art si nous voulions être pertinents dans nos questionnements.

 

CM : Donc un travail de décloisonnement ?



TL : Exactement. C'était un leitmotiv permanent. Notre signature. Une volonté féroce de décloisonner, de déconstruire et de former une bande cosmopolitique et apatride. La rédaction était internationale et avait entre autres objectifs de ruiner toute idée de frontière.

CM : C'est ce qu'on pourrait appeler, d'un côté la pensée, la création de l'autre ; le cœur et la raison : entre l'œuvre d'art et la réflexion ? Est-ce à dire que la coupure entre ces choses-là ne vous paraît pas pertinente ?

TL : Nous étions au cœur de ce débat entre raison et sensible, sans forcément le théoriser à nos débuts… En ce qui me concerne, depuis ma prime jeunesse, comme beaucoup d'enfants, j'ai été poussé à être extrêmement sensible aux êtres, aux choses, aux histoires, aux constructions, aux paysages et à la géographie.

Je me souviens d'une première échappée belle à Venise. D'un gondolier qui m'a amené, dans une traversée du Grand Canal, jusqu'à un mariage sous des tonnelles. Un quatuor à cordes y jouait des sonates qui m'habitent encore – le n°14, op. 131, de Beethoven, que j'ai retrouvai bien plus tard… Je me souviens de la sensation ressentie quand j'ai engagé, seul, mes premiers pas dans les dédalles de cette ville-fleuve, de ma rencontre sur un banc avec une jeune fille vénitienne et de celle avec les souffleurs de verre. J'avais quatre ans. Mes parents étaient loin.

 

Plus tard, dès que j'ai commencé à prendre la parole publiquement, il y avait cette idée de transversalité. Cette idée que l'on ne peut pas faire l'une ou l'un sans l'autre : qu'il faut discuter, tant au sein des disciplines qu'entre les écoles de pensée. Si nous n'ignorions pas les différences et les écarts qui structuraient telles ou telles écoles, il nous semblait primordial de réapprendre à se lire et à dialoguer, contrairement à ce qui se produit depuis plusieurs années, où l'on voit à l'œuvre, y compris à l'université, ce que nous pourrions appeler un repli, un chacun chez soi... Il y avait donc, tout d'abord, pour nous, cette nécessité de réapprendre à regarder l'autre, à retisser de nouveaux liens et à redialoguer pour décloisonner… Et cela passait par la rencontre et le « d'abord lire ! ».

A un deuxième niveau, il y avait l'idée de travailler à l'émergence d'une discussion entre les disciplines : de la philosophie critique ou politique à la sociologie, de l'histoire à l'anthropologie, de la psychanalyse aux mathématiques, etc. Mais aussi, comme nous l'avons dit, de nous appuyer sur les récits contemporains portés par les littératures, les poésies, les photographies...

Il ne faut pas voir ici une tentative d'œcuménisme béat ! Non, rien d'une pensée molle où tout se vaudrait, mais la volonté de faire dialoguer dans la relation et le dissensus, et, par la même occasion, de nous nourrir de toutes les formes de représentations intellectuelles ou artistiques critiques qui se confrontaient au politique, comme autant de strates souterraines qui une fois dévoilées révèlent le topos.

C'est un premier mouvement qui m'a fortement rapproché du cinéma et d'une réflexion sur le cinéma, ses représentations et, plus largement, sur les médias. Une des questions qui m'habitaient alors concernait ce que le cinéma peut amener comme déploiement du sensible au cœur de la société. J'avais l'intuition qu'il pouvait questionner le monde depuis cette maison à la grande porte commune qu'est la salle de cinéma. Celle-ci me semble, aujourd'hui encore, recouvrir un lieu possible pour le politique dans le secret de ses charges subversives...

Il faut souligner que l'époque, le milieu des années quatre-vingt-dix, était un moment particulier. Ce sont des années où le monde occidental, post-89, était en plein délire triomphaliste du néo-libéralisme : tout était « magnifique », le monde était unipolaire ; il n'y avait plus qu'un seul possible, et il était occidental ; il n'y avait plus qu'une seule société, celle des vainqueurs ; plus qu'une seule politique, celle qui assurerait le règne tout puissant de la finance sans partage.

« Cap au pire », nous soufflait Beckett en écho…

Une des conséquences directes fut la perte des lieux du politique : l'absence d'espace de discussion, de confrontation, de pensée, de création, d'espace voué à la dialectique, entendu comme lieu du dialogue et du conflit.

 

C'est pourquoi cette idée de renouer avec des rencontres en place publique nous semblait centrale : il fallait réhabiter autrement les cinémas, repenser ce fameux « peuple qui manque », tenter de créer, ou, en tous cas, de travailler à de nouveaux rapports et à de nouvelles réflexions qui tendraient vers une pensée commune. Tout faire pour appeler ce « peuple à venir ».

De manière plus circonstancielle, parallèlement à ce phénomène, la deuxième chose qui m'a amené au cinéma est le moment où nous travaillions beaucoup la photographie au Passant Ordinaire ; et où, de mon côté, je me coltinais la gestion du collectif et les rapports aux institutions. C'est ainsi que j'ai eu envie de travailler à l'écart, en retrait du groupe, à partir de 1996-1997, du côté du cinéma dans une chambre à moi. J'ai donc commencé à filmer « seul ». Je travaillais sur une idée qui était un projet au long cours et que, d'ailleurs, je ne voulais dévoiler qu'à la fin de ma vie – même si pour l'instant il est au fond d'un tiroir, j'espère le reprendre un de ces jours. Le projet se structurait autour d'un kaléidoscope de portraits construits sur une question unique et où se retrouvaient tous les amis de l'époque qui ne sont, pour certains, hélas tous plus physiquement présents aujourd'hui : les Castoriadis, Derrida, Guagliardi, Jeanson, Saïd, Saramago, etc. accompagnés évidemment par tous les amis, « les passants ordinaires », ceux qui ont la grande qualité, dirait Musil, d'être des personnes sans qualité, et dont la place était très importante dans ce projet.

 

Cette coexistence était pour nous déterminante, assez magique et enthousiasmante. Elle portait l'éveil de capacités inédites pour tout un chacun et d'une reconfiguration de nos propres représentations du monde. Derrière se cache l'émancipation. Rancière dirait le démantèlement du vieux partage du visible, du pensable et du faisable. C'est tout l'enjeu de ces coexistences multiples. Et le cinéma, pour ça, est un lieu unique et on ne peut plus pertinent : il permet de faire cohabiter dans un même espace des publics très différents, des énoncés dissonants, de faire appel à des formes et à des discours extrêmement variés qui peuvent être très exigeants. C'est une des dernières cavernes où les lueurs d'espoir scintillent encore.


 

Constituer une maïeutique filmique

Des ciné-entretiens et des ciné-frontières

 

CM : Un kaléidoscope de portraits autour d'une question unique, est-ce cela que vous réalisez avec les ciné-entretiens ?

TL : Oui, il y a un peu de cela. Ce qui est sûr, c'est qu'il y avait déjà, à l'époque, le désir de déployer une description du monde à partir de cette question unique relative à l'intranquillité de notre relation singulière au monde.

CM : Ce que proposent justement les ciné-entretiens. Il faut signaler ici leur très belle édition dans le coffret Penser critique, Kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) aux Éditions Montparnasse (47 ciné-entretiens, 24h, 2012, 50€). Le ciné-entretien est, à mon sens, le portrait d'un intellectuel, d'un penseur, d'un philosophe, d'un psychanalyste, et c'est le portrait de son rapport au monde et du regard qu'il porte sur telle question du monde qui fait société. À chaque fois, ce sont des questions qui touchent à ce qui fait société, ou qui empêche que la société se fasse, ou à ce qui fait qu'elle se fait mal… Cette question unique, c'est l'intranquillité par rapport au monde.


TL : La force de cette question est qu'elle amène de magnifiques réponses qui nous poussent à être attentifs au territoire, à la déterritorialisation dirait l'ami Deleuze, en tous cas, à faire très attention aux questions géographiques. Je me souviens, par exemple, sur le tournage de ce projet que Jacques Derrida me parlait de la nécessité pour lui de sentir le tellurique – l'action ou le déplacement de la tectonique des plaques sous ses pieds. Autrement dit, pour qu'il se sente en vie, il fallait que ses appuis soient particulièrement mouvants. Qu'il sente à la fois les forces physiques du monde qui l'entourent, mais aussi la fragilité dans laquelle ce mouvement le mettait. L'obligation pour lui d'être, tel le marin sur son voilier, à la recherche d'un équilibre permanent, de son assiette, d'une adaptation aux moments et aux reliefs de la vie.

Et effectivement, nos ciné-frontières sont liés à cette idée de l'homme qui penche, cette frêle silhouette giacomettienne, plutôt femme qu'homme qui était déjà la bannière du Passant Ordinaire.

Mais, si nous voulons aborder la question des ciné-entretiens, il nous faut faire la distinction dans nos travaux entre ces ciné-entretiens et ce que je nomme les ciné-frontières. Les ciné-frontières sont des œuvres chorales qui font appel à des entretiens réflexifs et à tout un tas d'autres lignes narratives qui peuvent être prises en charge par différents régimes fictionnels, musicaux, plastiques, littéraires, etc. Les ciné-entretiens sont à penser comme des mises en perspective de ces ciné-frontières. Par exemple, autour du ciné-frontières que nous avons réalisé sur quarante ans de justice en France, Les Mauvais jours finiront (126', La Bande Passante, 2009), qui est aussi pour nous l'occasion d'un hommage au cinéma – un palimpseste filmique en quelque sorte –, nous avons produit 19 ciné-entretiens avec les intervenants, qui sont autant de prolongements de la matrice chorale Les Mauvais jours finiront. Il en va de même avec Ulysse Clandestin ou les dérives identitaires (93', La Bande Passante, 2011). En d'autres termes, ces ciné-entretiens sont avec les ciné-frontières une tentative de maïeutique filmique. Pour les ciné-entretiens, un interlocuteur unique est filmé face caméra, en plan fixe. Généralement, les images sont montées, mais la construction du discours n'est pas coupée, et cela pour plusieurs raisons. L'idée d'abord, est d'être au plus près de la réflexion et/ou de l'œuvre de l'interlocuteur, en effaçant au maximum la médiation de l'intervieweur. L'enjeu, ici, est de nous transformer, avec l'appui du dispositif, en passeur, c'est-à-dire de nous situer au point diamétralement et radicalement opposé à la figure de l'animateur que nous retrouvons aujourd'hui partout dans les médias, avec sa polarité, cette centralité, et son égo qui nous révulse au plus haut point. Les ciné-frontières sont parfaitement à l'opposé de ce schéma, ils sont du côté de l'effacement, pour pouvoir dévoiler au plus près la pensée de notre hôte. Nous travaillons ici à la disparition du médiateur.

En effet, c'est un beau cadeau que nous a fait les éditions Montparnasse (Vianney Delourme), en coédition avec La Bande Passante, de regrouper dans un seul coffret quarante-sept de ces ciné-entretiens, même si je regrette quelque peu, faute de moyens, que tous ne soient pas ici réunis et ce même s'ils restent disponibles à l'unité dans leur édition originale à La Bande Passante.



CM : Vous parliez de 2007. On se souvient bien de ce que signifie le printemps 2007, c'est-à-dire le moment présidentiel, c'est la candidature de Nicolas Sarkozy, c'est l'inquiétude qui a saisi un certain nombre d'entre nous à l'idée qu'il serait élu, c'est le désarroi devant la pauvreté du débat politique à ce moment-là. C'est donc cela qui vous a motivé à passer officiellement et publiquement de la réalisation d'images à vocation semi privée à la diffusion de votre travail cinématographique ? En même temps que vous abandonnez l'édition papier après douze ans de Passant Ordinaire, cette revue papier qui marchait très bien et qui avait un très bon nombre de lecteurs et d'abonnés ?


TL :... Et qui s'est fait flinguer en plein vol par les pouvoirs publics, alors que nous avions une revue qui fonctionnait, comme vous le dites, très bien de par son large public et la vitalité de sa rédaction. Une des raisons de l'ampleur de ce lectorat – plus ou moins dix mille personnes ; ce qui est conséquent pour une revue de pensée critique –, outre son travail analytique, était l'attention portée à la présence des arts et du graphisme. Mais, au vu des temps qui se présentaient à nous, nous avons ressenti une certaine urgence à réfléchir à la construction d'espaces où il serait possible de toucher un plus grand nombre de personnes.

CM : Donc, le passage à l'image c'est aussi l'intention d'atteindre des publics plus vastes, un peu comme ce qu'on peut supposer de Pasolini qui abandonne l'écriture, ou en tous cas, qui la met au second plan à partir des années soixante, pour passer au cinéma ?

TL : Nous reviendrons sur la centralité de Pasolini. L'intention est là en effet. Bien sûr, le livre, la ligne et le signe restent centraux pour nous. Même après que ma bibliothèque est passée par le feu et qu'il n'en reste plus que les cendres, ça reste essentiel.

Mais il y a, pour nous, ce souci de libérer au maximum l'écriture, la pensée et le concept des espaces référencés et des cercles restreints que sont la plupart des revues de pensée critique et c'est hélas aussi valable pour les livres théoriques. Cette volonté était vraiment présente en 2007, au moment où nous lancions L'Autre campagne. Dans ce collectif, se retrouvaient des praticiens engagés, des acteurs sociaux et des chercheurs issus de la pensée critique pour essayer ensemble de repenser du politique et d'esquisser le maximum de leviers politiques pour palier aux nombreux dysfonctionnements de notre société, territoire par territoire. Ainsi, autour de ce travail – présenté sous la forme d'un site internet, toujours visible et en libre accès (www.lautrecampagne.org), et d'un livre aux éditions de La Découverte (L'Autre Campagne, 80 propositions à débattre d'urgence, 2007, préfacé par Lucie et Raymond Aubrac) – nous avons commencé à faire ce que j'ai appelé des « Portraits d'Idées » : des petits temps filmiques où chacun des intervenants de L'Autre Campagne venait présenter le résultat de ses travaux et qui étaient par la suite diffusés sur le site du quotidien Libération (en version courte http://autrecampagne.blogs.liberation.fr et en version longue sur le site de L'Autre Campagne).

 

 

Donner corps à la pensée

Expressions et représentations



CM : Une originalité de votre travail est qu'il met en images et en scène la parole, la pensée, les idées. Comment réglez-vous cela ? Car ce que vous faites, ce n'est pas non plus de la radio.

TL : Non, nous ne faisons pas de la radio, même si nous l'aimons. J'ai toujours eu beaucoup de plaisir à lire et à aller dans les salles de cinéma, mais aussi, dans l'essentiel de ma formation de jeune homme, à rencontrer et à me confronter avec des êtres en chair et en os. Je pense, et pas uniquement parce que cela a été la mienne, que c'est la plus belle des écoles, l'école de la rencontre – quand elle est possible –, de l'échange, de la confrontation aux corps, à l'acuité des regards, à la douceur des gestes, à la pensée qui en découle et qui passe d'autant mieux quand on est dans ce rapport de corps à corps, de face à face. Il y a une simplicité dans le rapport humain direct qui touche au-delà de ce qui nous fait penser. Voilà, en disant cela, je décris les enjeux qui nous ont importés et les objectifs que nous nous sommes fixés en filmant ces pensées : susciter, chez celui qui regarde, le désir de se rapprocher ; éclairer ces fragiles relations ; et essayer de capter une voix. Une voix est, à partir d'un corps, une ordonnance de signes et de sens qui débouche sur une pensée, sur une réflexion, mais aussi sur des sensations. Pour nous, il y avait un pari à tenter : celui de capter quelque chose de cette corporéité, de mettre en lumière ce lieu, le corps, où naît cette pensée qui est transmise par la voix. C'était tout un chantier cinématographique qui s'ouvrait…

 

CM : On retrouve cette idée du décloisonnement entre la pensée, la raison et le sensible. En découvrant les ciné-entretiens, j'ai été frappé du fait qu'effectivement ce qui nous est communiqué ne consiste pas simplement en une suite de mots. Autrement dit, voir et entendre un entretien ce n'est pas la même chose que lire le texte qui sortirait de l'entretien en question. On a un rapport en direct avec la personne quand on l'a en plan fixe face à soi. Et en effet, vous, vous disparaissez de l'écran. Donc on est en relation directe avec la personne qui parle et qui exprime sa pensée, bien sûr par ses mots, mais aussi par ses expressions, ses sourires, ses airs inquiets, ses mouvements, sa gestuelle. Tout ça fait partie de la communication dans le fond. Quels sont les cinéastes qui vous ont amené dans cette direction ? Des références dont vous pourriez vous réclamer ?

TL : C'est toujours très délicat à énoncer. Notre but n'étant pas d'éloigner le spectateur, ou ici le lecteur, mais de tenter de le rapprocher… Nous cherchons résolument, partout où nous le pouvons, à être du côté des ponts et non des clôtures. Et ce n'est pas qu'un trope, qu'une figure de style. De toute évidence, les références et les apports, ces héritages qui irriguent – et érigent –, ces traces disséminées dans nos travaux sont nombreuses et liées corps et âmes à l'histoire du cinéma – et par une certaine gémellité à celle de la psychanalyse qui, faut-il le rappeler, naît en même temps –, comment pourrait-il en être autrement ? Tout de nos temps tente de nous le faire oublier, la création ex nihilo est un leurre, ou pire, une supercherie.

Pour illustrer ces héritages, il suffit, par exemple, de prendre et de regarder le début de notre dernier film, Notre Monde (119', Agat, LBP, Sister, 2013, distribution Shellac) : le logo animé de La Bande Passante, notre signature, avec son ouverture sur le « silencio ! » prononcé par l'équipe de Fritz Lang sur le tournage de l'Ulysse qui clôture Le Mépris (1963) de Godard, renvoie à Mulholland Drive et aux jeux d'illusions chers à David Lynch, et en même temps à l'œil inquiet de Buster Keaton (qui ouvre et ferme nos films, et fait également clin d'œil à Bataille), diaphragme central de l'œuvre magistrale Film (1965) de Samuel Beckett et Alan Schneider qui, rappelons-le, est muette, ce qui ne l'empêche pas de s'ouvrir, elle aussi, sur un « chut ». De même, le générique d'ouverture de Notre Monde fait explicitement référence, quasi plan par plan, à la salle de cinéma de L'homme à la caméra (95', 1929) de Dziga Vertov, qui propose une des premières grandes mises en abyme du et au cinéma, mais renvoie aussi aux errances et aux intentions de de Fellini (1963). Outre cette tentative, dans Notre Monde, de penser les fondations d'une nouvelle agora avec la salle de cinéma, nous continuons l'hommage à Vertov par l'entremise de Marianne Denicourt, qui incarne, entre autres rôles, la femme à la caméra. Voilà donc une référence : L'homme à la caméra et le ciné-œil de Vertov. C'est pour moi une des premières bornes majeures du cinéma, où nous voyons des foules, des corps, des levers, des couchers, de la vitesse, de la rue, c'est-à-dire tout ce qui fait la géographie sensible et intime de nos vies, le lieu des passants ordinaires, de ces personnes, comme nous le disions plus haut, qui ont tout à découvrir de la puissance du peuple à venir. Cela commence donc avec Vertov ; après il y a Pasolini – qui est évidemment important pour ses transgressions anthropologiques, entre enquête et mythe, qui le rend, en grand résistant anachronique qu'il est, parfaitement et salutairement indigeste à la culture dominante. Il y a bien sûr la Nouvelle Vague, dont la voix centrale, dans ces références, est portée par Godard ; et dont tout le travail est des plus inspirants pour nous, à la fois dans ce qu'ils ont réussi à faire dans les années 50 et 60 de déconstruction des formes cinématographiques de l'époque et dans ce qu'ils sont parvenus à faire surgir précisément du banal et de l'ordinaire. Cela me semble extrêmement important.

On ne peut pas le louper, Jean-Luc Godard est au cœur de Notre Monde à un moment central où, avec Beckett, nous radicalisons l'abîme en éteignant l'écran de projection et en filmant cet écran noir puis le public dans la salle éteinte pendant que Godard nous parle, depuis Sarajevo (Je vous salue Sarajevo, 1993), de culture (comme règle) versus art (comme exception et art de vivre).

Il faudrait citer aussi Chris Marker, qui est essentiel – le plan rouge avec les portraits des intervenants dans les coursives est un clin d'œil implicite –, à la fois pour son rapport à l'image, au temps et au mouvement, et pour toutes les questions qui viennent derrière liées au politique, à la représentation et au récit. Tout cela irrigue littéralement tout notre travail aujourd'hui. Mais je parle, là encore, d'un héritage de ces œuvres. Mais oui, il y a une filiation et une famille humaine, à coup sûr très forte et subversive. Beaucoup d'autres auteurs nous inspirent. Si nous nous lançons, il faudrait citer les Resnais-Wells, les Antonioni-Vigo, les Ophüls, Bergman, Watkins, Mekas, Pelechian, Straub & Huillet, Imamura, Kieslowski, Pialat, Kramer, Johan van der Keuken, Rithy Panh, Des Pallières, Lynch, nous l'avons déjà nommé, Van Sant et ses territoires, mais aussi chez les plus jeunes Tariq Teguia et ses lignes, sans parler du travail bouleversant des Naomi Kawase, des Jia Zhang Ke ou des Apichatpong Weerasethakul aujourd'hui… La tentative de tous les citer est comme toujours vaine…

Il serait peut-être plus intéressant de parler des écrivains qui nous inspirent dans notre cinéma, de Kafka et de Brecht, qui sont tellement importants parce que, précisément, ils vont insuffler sans arrêt de la société et du politique dans les formes les plus classiques. Mais, plus éclairant peut-être encore, est ce qui m'inspire cinématographiquement dans la littérature, y compris dans des œuvres non contemporaines : Dickens et son écriture visuelle, Flaubert et Emma Bovary, Proust et sa mère, Kafka et son adresse au père, Joyce et son monologue de Molly, Virginia Woolf sa chambre et ses travellings, Meckert et les coups, Mann et la mort, Beckett et son rire, Duras et l'ombre portée de la bouteille, la liste est longue… Nous pourrions aussi évoquer la géométrie chez Spinoza, le pleur sidérant de Nietzsche, le détail chez Aby Warburg. Evidement à ce jeu, c'est toute ma bibliothèque qui ressurgit là… Plus près de nous, il faudrait parler de la trace chez W. G. Sebald, de la fragilité de la barque d'Edward Bond, de la flamme de Mayenburg ou de la bombe chez Sarah Kane.


Mais, il faut retenir – et c'est vraiment très important – que, si ces passages et ces tissages sont essentiels dans notre arrière-cuisine, s'il y a un certain plaisir à les dévoiler avec vous, en aucun cas le spectateur n'a besoin de ces maillages pour regarder nos films. C'est essentiel, ici, l'idée de pont doit fonctionner à plein régime.


CM : Je vois un point commun direct avec le travail de Godard. Outre ce décloisonnement entre la littérature et le cinéma, la raison et le sensible, c'est la question des structures narratives. Souvent, les films de Godard ont une ligne narrative inconfortable et on n'est pas tellement accoutumé à cette position en tant que spectateur, à ce que la structure narrative fasse question. On aime bien être porté dans une histoire, selon des canons assez convenus et qui ne vont pas perturber en cours de route nos attentes. Or, il me semble que dans vos six ciné-frontières : sur le programme néolibéral, sur l'université, sur la peine, celui sur la justice, celui sur les étrangers et maintenant, celui dont on parlera Notre Monde, on a à chaque fois des structures narratives qui font question, qui posent des problèmes pour le spectateur.


TL : C'est un double-point important. Godard est central pour nous, une école en quelque sorte, car la question des structures et des régimes narratifs est pour le moins déterminante. Je pense que nous ne pouvons plus nous contenter des images du monde que l'on nous sert. Je ne vois pas qui peut, aujourd'hui, se satisfaire de ce monde-là et encore moins de ses représentations. Ici, sont en jeu plusieurs mouvements à mes yeux extrêmement importants. Il est nécessaire, selon nous, de proposer une déconstruction de ces mondes et donc des représentations qui leur sont liées. En ce sens, la littérature nous aide beaucoup, comme nous l'avons dit, et à plus d'un titre. Déconstruire le monde, c'est à la fois s'attaquer au cadre qu'on voudrait nous imposer – soit comprendre qu'il s'agit d'une construction plus ou moins puissante – et s'apercevoir aussi que les choses sont extrêmement liées, en rapport les unes avec autres. Il est donc vain, voire mortel, de les penser cloisonnées, fermées sur elles-mêmes, contrairement à ce que toute l'opération libérale voudrait nous faire croire. En ce sens, il n'y a nulle frontière, pas de territoire. Il y a un espace infini et causal, où sont à l'œuvre de terribles et violentes hiérarchies. C'est aussi se confronter à cet infini-là que de déconstruire les cadres ; mais c'est aussi comprendre qu'il n'y a pas un réel entendu comme montrable, autrement dit, toute représentation de la réalité ou énoncé est une construction. Construction qui est imposée par des pouvoirs parfois très puissants, en l'occurrence ceux qui régissent nos sociétés et qui sont, par définition, extrêmement orientés vers des intérêts particuliers (derrière ce que nous disons ici, se cache la ruine du fond de commerce médiatique). Et il y a, là encore, une nécessité à déconstruire cette nouvelle strate.

Une fois ces déconstructions opérées, notre problème narratif reste entier si nous ne voulons pas retomber dans ces mêmes travers d'une toute puissance. Comment pouvons-nous dévoiler, montrer ? C'est là qu'il y a pour nous un impératif à démultiplier les narrations. La première raison est que dans un acte de création, si l'on démultiplie les véhicules narratifs, les lignes d'écritures, on approche au plus près de l'objet qu'on essaie d'atteindre. Ça peut s'apparenter à de l'inconfort, mais, pensons que, lorsque nous sommes embarqués, confortablement installés devant les longs fleuves télévisuels, on nous sert de l'endormissement sur des images d'un monde policé qui permet de ne penser à peu près rien, si ce n'est à la violence symbolique de la domination, y compris culturelle. Nous sommes là face à des puissances qui nous exposent à la plus grande des servitudes, c'est l'autre face du « temps de cerveau humaindisponible » cher à monsieur Le Lay.

Ainsi, nous faisons appel à de multiples paroles réflexives dans nos ciné-frontières, généralement sous-tendues par une ou des fictions, des créations musicales, des œuvres d'art plastique, etc., qui forment des agrégats fonctionnant comme un au-delà de l'image, non plus un « je vois » mais « je vois, donc je sens ».

 

D'autre part, un potentiel très important réside dans la démultiplication de ces lignes narratives : c'est l'augmentation quasi homothétique du rapport entre lignes narratives et places pour l'autre, pour le regardant. Ce regardant qui, dans nos travaux, n'est pas un simple regardant : il est acteur, au sens le plus fort du terme. Il va être en travail, dans un premier temps, pour trouver sa place face à l'œuvre. Puis, dans un second temps, il sera propulsé dans un devenir de protagoniste qui fera acte de traduction et qui sera, à la sortie de la salle, porteur, héritier et passeur de quelque chose de notre histoire, de cette construction collective. Pour nous, ce point est déterminant. C'est un lieu qui est vraiment très important cette place du spectateur actif, émancipé dirait Rancière… En ce sens, j'ai besoin de lui réserver plusieurs places et qu'il sente qu'il a plusieurs possibles face à lui, avec, à la clef, la difficulté ou le jeu de trouver la bonne place, celle qui lui siéra. Autrement dit, il peut choisir sa place face à l'œuvre, mais il est aussi pris au sein de l'œuvre. C'est un contrat tacite : il y a de la place, mais toutes les places ne sont pas confortables ; si tu la trouves, l'œuvre est à toi. J'aime savoir que le spectateur cherche sa place au sein du film pour y être le mieux possible. Évidemment, il n'y a chez nous aucun mépris pervers, aucun désir de nuire au spectateur ! Mais l'idée qu'il se pose la question de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, de le mettre au travail face aux questions que pose la structure, c'est là qu'il y a cinéma, quand la structure commence à faire question. En-deçà, on est dans le visuel, le télévisuel. En ce sens, c'est aussi la première marche de la pensée critique, le premier pas de la déconstruction, mettre en cause notre regard, nos représentations.

 

 

Interroger le(s) regard(s)

Pensée commune et dissensus



CM : Vous ne pensez pas qu'on puisse questionner le monde sans interroger les représentations du questionnement lui-même ? La façon dont on se représente son questionnement et sa pensée critique est déterminante ?

TL : Je pense qu'aujourd'hui c'est vraiment crucial. Nous ne pouvons plus faire l'économie de cette réflexion-là et cette éducation à la distanciation est donc essentielle. Les médias ont pris une place tellement forte dans notre société qu'ils arrivent aujourd'hui à nous faire avaler à peu près n'importe quoi ou à nous amener à des problèmes qui ne sont pas les nôtres et qui ne sont de surcroît bien souvent même pas des problèmes en soi, qui sont des espèces de chausse-trapes, de pièges à gogos.

Il y a pléthore d'exemples : prenons le cas emblématique, en pleine crise économique, du sort réservé aux Roms par les médias l'été dernier. A peine 15 000 personnes (sur 65 millions d'habitants dans l'hexagone) étaient présentées comme la cause des malheurs du pays sur toutes les Unes (jusqu'en Italie où des pogroms ont eu lieu dans les camps Roms). Et dans le même temps, a-t-on entendu, dans ces mêmes médias, un historien de l'économie nous parler, comme possible sortie de crise, non pas de la stigmatisation de telle ou telle population mais du New Deal que Roosevelt a mis en place en 1933 face à la Grande dépression aux Etats-Unis (programme qui prévoyait de soutenir les populations les plus pauvres et la mise au pas des marchés financiers) ? A-t-on entendu dans ces médias un économiste représentant du courant régulationniste nous parler de cette crise systémique qui s'approche de nous à grands pas, de ce « collapsus majeur » dirait Frédéric Lordon et de ces sorties que cette école – pourtant « française » et reconnue, même si minoritaire, internationalement – théorise précisément depuis des années (cf. les travaux d'André Orléan) ? Non, ces expériences et ces thèses sont simplement tues par les médias, qui sont sous le joug et aux ordres de leurs maîtres et propriétaires financiers…

Ainsi, il nous faut fonctionner en démineur. Il nous faut au plus vite nous dégager de ces grandes croyances collectives liées aux valeurs économico-financières et du grand délire sous-jacent d'enrichissement sans limite qui définit le capitalisme du moment.
On ne peut pas sérieusement être du côté de la pensée si l’on ne travaille pas à un réel ascétisme déconstructiviste. Nos multiples lignes de récit nous y aident également, en se mettant toutes en tension les unes avec les autres. Avec ces moments choraux on peut arriver à accrocher ou approcher vraiment les objets. Mais à vrai dire, ce n’est pas l’assonance qui nous intéresse ici, c’est plutôt une dissonance qui nous meut. Une harmonie complexe, polyphonique plus qu’un unisson…



CM : … Ne serait-ce que parce que ce n'est pas de l'écrit, ce n'est pas non plus de la radio, même si les pensées des uns et des autres peuvent sembler superposables dans vos films : elles ne le sont en tous cas pas, puisqu'elles sont portées par des expressions, des visages, des voix, des corporéités différentes. Donc on ne perd jamais de vue qu'il y a une foule qui s'exprime, des individus qui forment une société mais qui restent chacun dans sa propre ligne.

TL : Oui, et c'est sûrement le témoin de la plus grande vitalité qui soit. Si on veut penser à une communauté commune, si on veut penser une société digne de ce nom, elle sera mort-née si l'on se contente du consensus. Il n'y a que le dissensus, le singulier-pluriel, les devenirs minoritaires qui peuvent témoigner d'une véritable fécondité en la matière. Selon nous, c'est la seule manière collective d'arriver à l'essence des choses, et en même temps la seule possibilité de ré-enchanter, de ré-agencer, de reconstruire, de rentrer en débat les unes et les uns avec les autres, précisément parce que le dissensus remet en question l'évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable. Je ne vois pas de démocratie sans ces mécanismes à l'œuvre. Pour moi, c'est le nerf du politique aujourd'hui.

Nous avons trop cher payé les idéologies fusionnelles inaptes à penser leurs propres dissidences, leurs propres contradictions. Si la communauté des femmes et des hommes sans communauté et sans appartenance scintille comme un rêve lointain dans nos esprits, esquisser un programme commun, en ces temps d'inimitiés nationales et de défiance généralisée, nous paraît une tache difficile mais digne. C'est les bases de ce dernier que nous tentons de poser avec Notre Monde. Entendu que le problème n'est pas, nous dit Deleuze, de dépasser les frontières de la raison, mais de traverser vainqueur celles de la déraison (on le voit ici la philo peut parfois éclairer la clinique et vice versa…). Avons-nous d'autres choix ?


CM : Ricœur disait un truc comme ça, je crois : qu'on n'a pas du tout développé la culture du dissensus, que l'on est dans le consensus qui signifie l'idée qu'il y a une pensée unique qui est la meilleure possible et cela rejoint ce que vous disiez tout à l'heure sur les années quatre-vingt-dix, sur le moment où « il n'y a pas d'autres politiques possibles » ce que disait en France le président de la République, Jacques Chirac ; aux Etats Unis, en Angleterre, quelques années auparavant, on en avait vu l'illustration… On est un peu toujours dans ce mouvement. Ça ne se dit plus comme ça, mais maintenant ça se fait. Ça se fait sans se dire.

TL : C'est acté et, en effet, « passé dans les actes ». Il y aurait d'ailleurs beaucoup de choses à dire sur ces passages à l'acte…

CM : Et c'est aussi de ça que parle Notre Monde ?

TL : Disons que ça parle de l'insupportable du présent, du jusqu'où et du jusqu'à quand... ? De l'insoutenable et du souhaitable… et de la nécessité de cette commune pensée qui doit nous sortir des croyances collectives et nous réapprendre à voir.


Danser sur les frontières

Pour un autre monde



CM : Alors, j'ai rappelé les sujets de vos ciné-frontières précédents : libéralisme, université, enfermement, justice, étranger, etc. Bien que la thématique change à chaque fois, il y a des points communs très forts entre les films, dont ce questionnement critique sur les choses comment elles vont, et, comment elles vont mal. Mais il me semble qu'il y a un point commun particulièrement visible entre les deux derniers, soit Ulysse Clandestin et Notre Monde, qui est la question de l'autre, de l'étranger. Celle-ci revient dans Notre Monde, présente dans les réflexions de plusieurs intervenants, mais aussi dans le texte de Marie Ndiaye, dont c'est très visiblement le sujet. Le sujet de l'étranger qui cherche à fuir un monde où il est menacé de crever. Pourquoi avoir, dans Notre Monde, donné cette place aux gens de « l'autre-monde » ?


TL : Tout d'abord, parce que nous ne pouvons plus aujourd'hui penser la politique sans avoir en tête qu'il y a des corps et des êtres qui sont privés de place et de territoire autour de nous (dans des pays qu'ils ne peuvent quitter ou, ici, parce qu'ils n'ont plus de papiers). Nous ne pouvons plus faire semblant d'ignorer ces réalités, de ne pas savoir, et nous ne pouvons plus laisser faire, non plus. C'est l'une des raisons qui nous ont poussés à travailler une des lignes narratives du film à partir de la fulgurance des écrits de Marie Ndiaye.
Cette trame est la véritable structure du film, son soubassement. Notre Monde se structure sur l'histoire de Khady Demba : cette jeune femme qui, poussée par sa belle-famille à fuir sa terre natale d'Afrique de l'Ouest, tente de se rendre en occident, et va finir sa vie sur une frontière de barbelés. Je voulais faire entendre cette histoire, qu'elle soit lue et chuchotée à l'oreille du spectateur, et non portée, comme une contre-narration, celle d'un devenir femme et noir qui résisterait au flot de notre monde, un mode mineur, que l'on refuse d'entendre, mais qui est pourtant parfaitement irrésistible et extrêmement puissant. Un murmure continu qui parcourt tout le film, comme un devenir étranger qui tente de renverser cette figure en symbolique positive. Un mode mineur inaliénable et inaudible à tout ce qui peut se présenter comme mode majeur, comme Institution. Un murmure de résistance, une parole qui a déjà commencé, un flux que nous prenons en cours et que nous allons suivre jusqu'à son terme. Nous avons demandé à Marianne Denicourt de prendre en charge ce rôle, qu'elle porte magnifiquement.


CM : … Ce moment semble central dans le film, pouvons-nous nous y arrêter…

TL : En effet, l'institution, que rien ne permet d'identifier dans le film – sauf pour les rares personnes qui l'ont fréquentée – est l'École normale supérieure mais cela aurait pu être n'importe quelle autre… Ce qui nous intéressait, était de porter les murmures fracassants de l'écriture de Marie Ndiaye, la voix de Khady Demba, au cœur de l'Institution si sourde à ces questions. D'abord, lors de cette répétition où Marianne Denicourt est seule dans ce jardin fermé (symbolisant l'occident clôturé) puis auprès du public. Dans la réalité, au bout du couloir que Marianne traverse à la fin du film et où elle nous annonce qu'elle est Khady Demba, la porte qu'elle pousse est celle d'une scène (la salle Dussane) avec un vrai public, auprès duquel elle a vraiment porté le texte (le 7 avril dernier, lors de la séance d'ouverture d'une journée d'étude autour de notre travail sur le thème « féminisme et immigration », et où était projeté Ulysse Clandestin, notre avant-dernier film. Je fais volontairement toutes ces petites précisions car, comme nous le verrons, elles participent à la mise en abyme du projet Notre Monde). Cette scène fictive, captée du réel en quelque sorte, s'est faite en temps réel et est donc réalisée en une seule prise : il ne pouvait y en avoir d'autres. Il y a là un certain tour de force de la part de Marianne Denicourt, qui, outre son devenir noire en tant que comédienne blanche et iconique (Chéreau, Desplechin, Deville, Doillon, Goupil, Jacquot, Lelouch, Rivette, Ruiz, Vitez, etc.), prend aussi en charge la mise en abyme de son personnage de comédienne filmant notre monde, comme nous l'avons vu, en femme à la caméra (rôle pour lequel elle s'est réellement formée, les plans larges du film étant à sa charge) et tout l'épilogue où elle nous enjoint à faire de la politique et de préférence autrement… Tous ces jeux entre ces trois personnages (Khady, la femme à la caméra, et la citoyenne Marianne) travaillent à l'inscription dans le film de l'étranger et de l'étrange, de la raison nomade cher à Jean Borreil. C'est par exemple en filmant Marianne en femme à la caméra que nous dévoilons le dispositif du plateau, l'envers du décor, la machine à représentation…

La condition du politique coule aussi de cette volonté de nous situer dans le film également du côté de l'intime et du personnel comme position et lieu de résistance (cf. Barthes) et ainsi marquer une rupture de discours dans la structure du récit de Notre Monde. Marianne Denicourt – ainsi qu'Elsa Dorlin – nous parle aussi, avec ces trois personnages, de la puissance qui réside dans les devenirs minoritaires, c'est son premier terme, de l'importance du dévoilement et de la représentation (cf. Virginia Woolf), pour marquer, enfin, et c'est le troisième terme, puissance et force politique.

Mais, vous avez raison, il est sûrement intéressant de revenir et de s'arrêter sur ce plan quasi final du couloir. Il se joue là quelque chose de central pour le film. La partie réflexive et chorale vient d'être conclue par Sophie Wahnich qui nous enjoint à réhabiliter et à inventer de nouveaux lieux du politique. Puis la dernière caméra – celle qui filmait Marianne – apparaît avec son œil à l'écran (le steadicam pris en charge par Yves Michaud assisté de Marion Befve) : c'est en quelque sorte la première fin du film. Avant la troisième fin, où la citoyenne Marianne, quittant le film, nous fait part de son questionnement sur le cinéma, sur le représentable et, dans une adresse directe au public, sur la nécessité de réenchanter et de réinventer la politique. Donc, juste après l'intervention de Sophie Wahnich, nous retrouvons Marianne Denicourt (qui vient de quitter le jardin clôturé), traversant ce couloir pour nous annoncer qu'elle est Khady Demba. Puis, elle pousse une porte (celle de la salle Dussane). S'ensuit un fondu au noir qui réouvre sur Marianne sur scène, prise dans le halo d'une poursuite, fermant le livre de Marie Ndiaye… Dans ce laps de temps, trois ou quatre secondes s'écoulent à l'écran, mais en réalité, toute l'histoire de Khady vient d'être donnée à entendre au public. En fait, se joue ici une quadrature parfaite… Il s'agit de mon interprétation, mille et une autres sont évidemment possibles, mais pour moi, tout le film est contenu dans ce fondu au noir, cette disparition, cette faille spatio-temporelle entre cette porte poussée et ce livre fermé sur scène. Nous sommes en présence d'une tentative de figuration quantique. Toute la durée du film – ses une heure cinquante-neuf minutes – tient dans ce pli, ces deux ou trois secondes que dure le fondu, où toute l'histoire de Khady est énoncée. Et, comme dans un rêve, le film s'y est déployé en même temps que notre institution savante s'est mobilisée en réaction à l'innommable condition de vie de Khady et travaille à ce que pourrait ou devrait être une pensée commune dans une grande phrase chorale où chacun pourrait prendre place et vivre… mieux. Mais peut-être n'est-ce qu'une vue onirique. C'est maintenant au spectateur de nous le dire ou de le transformer en réalité.

Mais, quoi qu'il en soit de nos interprétations du film, pour revenir à votre question et aux « gens de l'autre-monde », nous avons, en ce sens, assurément tous quelque chose à voir avec cette belle Khady Demba, avec ces voyageurs, dirait Baudelaire, pour lesquels est ouvert l'empire familier des ténèbres futures. De leur prise en compte dépend notre devenir entendu que l'étranger n'est pas hors de notre monde mais bel est bien inclus dans celui-ci. Penser que de fermer les yeux sur ces réalités nous permettrait d'échapper à cette monumentale violence est une bêtise sans nom. Il n'y a ici que deux solutions : ou nous voyons les choses en face, et nous nous disons qu'il est parfaitement insupportable et intolérable que les corps de ces personnes soient privés de liberté et qu'il faut absolument tout mettre en œuvre pour résoudre cette question-là, celle de la liberté de circulation des personnes, des pensées, des idées, des sentiments, des sensations ; ou si nous ne prenons pas en charge cette problématique, nous sommes implicitement complices des pouvoirs qui structurent ces empêchements. Il n'y a pas de troisième voie. Être témoin n'est pas suffisant.

 

CM : On pourrait dire qu'il faudrait simplement mettre en pratique l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 qui prévoit la liberté de circulation d'un territoire à l'autre, ce qui est une utopie à ce jour. C'est-à-dire qu'il n'y a aucun lieu sur Terre qui le permette réellement, mais ça a été, en tous cas, énoncé comme objectif par les constituants de cette déclaration, en 1948.

TL : Oui « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », c'est simplement fondamental. La condition de la vie-même. Il y a ici plusieurs ponts entre politique-géographie-anthropologie-et-biologie…

CM : Dans vos ociné-frontièresn se situe à la frontière, on questionne la frontière, la frontière entre le dedans et le dehors par rapport à ces gens assignés à résidence dont vous parlez.

TL : S'il y a un lieu où, aujourd'hui, nous devons faire de la politique, où nous devons danser, c'est sur ces frontières. C'est une conviction, c'est là où ça se passe. Quand nous voyons de nouveau, pour la énième fois, se rejouer la montée de ces fermetures identitaires qui s'opèrent un peu partout dans le monde, et tout particulièrement en Europe, nous comprenons bien le ressort de tout cela. Et c'est là où il nous faut être pertinents politiquement ; c'est là où il nous faut être impérativement pertinents dans la création, là où nous nous devons de faire bouger les choses aux endroits où ça clive, où ça clôture. Et les endroits où ça clive, c'est partout où l'on met des murs. Mais attention, ne soyons pas dupes, la clôture fonctionne toujours comme un paravent et cache bien des choses : la violence économique et tout un tas de dominations qu'on voudrait nous faire oublier… Il s'agit, là encore, de les révéler, de re-problématiser… De rendre visible l'invisible.
Si je ne crois pas vraiment à l'œuvre d'art comme baguette magique du politique, je pense cependant profondément à la possible performativité des formes, des pensées quand elles se lient aux affects. Les ciné-frontières sont des lieux d'utopos, de prolifération d'espaces, de narrations, de savoirs, de formes, etc. En ce sens, ce sont des hétérotopies comme les définit Foucault. Des hétérotopies radicales et proliférantes qui ont sûrement pour première fonction de faire tomber les frontières et de dévoiler au regard l'étendue du territoire.
Mais il est important de comprendre que pour que ces idées, ces formes permettent de faire bouger nos vies, il faut qu'elles s'entrelacent à nos affects et quand ces idées ou ces concepts rencontrent des affects collectifs, c'est alors la société qui peut se mettre en mouvement. Mais sans affect pas de mouvement, la puissance du concept, l'idée pure seule n'y peut rien.


CM : D'où votre réaction, avec votre groupe étendu d'amis, à la création du Ministère de l'identité nationale et votre participation à un mouvement d'ampleur qui a contribué largement à sa suppression puisque Ulysse Clandestin a posé objectivement cette intention : aboutir à la suppression du Ministère de l'identité nationale.

TL : Effectivement, ça participe un peu de tout ça. C'est une petite victoire parce que nous n'avons hélas pas fait reculer ces politiques. Il n'y a qu'à voir l'usage qui en est fait actuellement par les « socialistes » au pouvoir, Valls et ses petits camarades... Par contre, mine de rien, ce Ministère est tombé. Symboliquement, ça compte. Surtout quand tu as Sarkozy en face de toi. Et qui sait ce que produira Notre Monde

CM : C'est une victoire quand même assez considérable ! Compte tenu de la psychologie et de la politique du président précédent, qui ne lâchait jamais rien face aux protestations et aux mobilisations que suscitaient ses réformes, c'est finalement un des seuls cas où il a reculé. Assez discrètement, ça n'a pas fait trop de bruit, mais enfin, le Ministère est tombé.
Vous faites un lien entre le sort qui est fait à ces étrangers interdits d'accès à nos pays riches et modernes et le fait qu'on nous impose une représentation unique et monolithique de la réalité, c'est-à-dire une représentation comme étant la seule vraie, la seule possible. Il y a sûrement une relation génétique étroite entre ces deux choses. Pour faire ça, on a besoin d'un dehors, on a besoin d'un négatif pour parler en langage cinématographique. On a besoin d'un bouc émissaire, on a besoin d'une catégorie de population qui soit en dehors de notre monde, qui est bon parce qu'eux n'en font pas partie. Autrefois, il y avait le bloc soviétique qui jouait ce rôle ; et depuis qu'il est tombé, est-ce que ce ne sont pas les sans-papiers, les clandestins, les étrangers qui sont appelés à jouer ce rôle-là ? De repoussoir, en quelque sorte, et de légitimation de notre représentation monolithique ?


TL : Le bloc soviétique a souvent servi de prétexte à l'Ouest, mais l'on ne peut le considérer comme un bouc émissaire. Mais oui, ce mécanisme est bien présent dans ce monde, le monde tel qu'il est, et ce, même si nous ne pouvons évidemment pas comparer la puissance du bloc soviétique avec le sort réservé aujourd'hui par l'occident aux pays du Sud qui se caractérisent plus par leur effacement et leur musellement (d'où, comme nous l'avons vu, le murmure de notre voix off). A ce sujet, cette frontière que théorise Eric Fassin entre « eux » et « nous » me paraît être une entrée extrêmement pertinente et qui dévoile la perversité de ces politiques et de ce racisme d'État. Par définition, l'Autre est polymorphe (c'est aussi toute sa force). Ainsi, celui qui est désigné comme étranger, celui qui va être stigmatisé, mis au ban, peut se rapprocher de plus en plus de nous. C'est le sort réservé aux habitants des quartiers populaires, aux minorités visibles ou non, celles et ceux qui ont des pratiques sexuelles différentes, qui ont des engagements politiques radicaux, aux jeunes, etc., etc. Outre sa violence intrinsèque, nous voyons vite la perversion de cette structure pointer, car, de proche en proche, ces cercles concentriques finissent par nous atteindre tous. Et en ce sens, ce monde où il nous faut vivre est insoutenable et parfaitement invivable. Kafka et Orwell doivent bien se marrer ou pleurer de rage ! Et on ne peut rien faire de ça, si ce n'est retisser du lien partout, montrer l'absurdité et la violence de ces techniques et prendre garde à bien mettre au jour les structures de domination psychique et économique qu'elles cachent (rappelons que le capitalisme, dans le BTP par exemple, M. Bouygues en tête, à besoin de ces sans-papiers pour déréguler et sur-exploiter la main-d'œuvre, en instaurant de la concurrence entre ouvriers). La stratégie est toujours la même malgré l'antienne : sur-diviser le corps social, monter les uns contre les autres, pour cacher la violence symbolique des structures de domination, dont, en dernière analyse, la finance est le marionnettiste qui tire ses ficelles jusqu'au cœur du politique.

CM : En France, en plus, ça s'inscrit dans une tradition très ancienne de définition d'une identité nationale française. Todorov a écrit un livre dans les années quatre-vingt Nous et les autres où il montre comment, dans la grande littérature française, on est effrayé de voir que de grands écrivains ont beaucoup participé à cette construction-là, l'autre, l'étranger, comme repoussoir pour supposer, pour définir une identité française, qui traverserait les siècles. Et là, on retrouve les thèmes du Front National.

TL : Oui, c'est le grand délire du pur et du natif (cf. Marcel Detienne)… qui feint d'ignorer qu'il ne peut y avoir d'histoire et in fine de vie sans apport extérieur, sans rencontre (cf. Françoise Héritier), sans ces ponts et les fameux « liens ». Ce sont des exemples parfaits pour en revenir à nos histoires de cadres et de structurations du donner à voir, ou du donner à penser, à sentir, ou du donner à vivre. Il nous faut être foreur et forain chez tous. Mais ces grands récits, ces grandes croyances, ces fusions collectives, cette mythidéologie, aussi délirants soient-ils – le cas de la fiction de « notre ancêtre gaulois » est caractéristique – apparaissent dans des périodes spécifiques et ont pour fonction de détourner les citoyens des problèmes de fond (crise économique, génocide, guerre, épidémie, famine, etc.).

CM : Bien sûr, j'ai toujours été frappé du fait qu'à l'école on nous dise « la France déclare la Guerre à l'Allemagne », en fait c'est une poignée de personnes qui décident d'embarquer une population de millions de gens dans une aventure guerrière…

TL :Oui, et toujours les mêmes.
Il y a un point qui ne me semble pas discuté : comment vivre et aimer si, en tant que « purs » et « natifs », nous nous sommes « élus supérieurs ». Comment pouvons-nous voir l'autre, penser la relation et la vie dans de telles constructions. Ce n'est juste pas pensable. Sans l'autre, sans reconnaissance et sans lien, il n'y a tout simplement pas de devenir… pas de vie. Avec le pur, le natif et l'autochtone, c'est le règne assuré des passions tristes, du consanguin et du létal.
C'est pourquoi il me semble important de tenter le retournement de la notion d'« étranger » en concept positif de devenir étranger à notre monde. C'est la raison nomade.

 

 

Voir et créer dans la nuit

Un point de bascule : entre cendres, reconstruction et amour

 

CM : Votre film Notre Monde, le sixième volet de la saga, j'ai un peu l'impression qu'il est le point d'aboutissement d'un mouvement et qu'en même temps, par rapport aux précédents, il a une sorte de réservoir de potentialités qui pourrait aller dans une direction nouvelle. Je le vois un peu comme une sorte de charnière. Est-ce que c'est une erreur d'appréciation ou est-ce que ça correspond à quelque chose ?

TL : C'est tout à fait juste. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord une raison purement matérielle et technique, puisqu'à nos débuts, nous filmions avec très peu de moyens. Et contrairement à cette idée de ce qui se fait ailleurs, dans le léché, le beau, le lissage généralisé, j'aimais cette idée de travailler avec des matériaux pauvres et impurs. Que cette image et ces éclairages soient pauvres, et que justement, on essaie de dégager ou de retrouver au milieu de cette zone, de ce bas-côté, l'humain. C'était le début avec nos premiers films, les Portraits d'Idées chez Libé. Puis, peu après avec les premiers ciné-entretiens, nous voulions aussi reprendre ces chemins (même si nous changions de caméra), passer par le gros grain, les basses lumières, pour vérifier s'il était ou non possible de faire surgir du sens, de l'essence, et de la vie. On vient de là... C'étaient nos autoproductions.

Aujourd'hui, qu'est ce qui a changé ? De manière radicale, le changement est arrivé avec Agat films (il faut les saluer, Robert Guédiguian, Blanche Guichou, Patrick Sobelman et Marc Bordure), qui, pour la petite histoire, ont fait un pari un peu fou, puisqu'ils ont eu l'idée de nous rejoindre trois semaines avant le début du tournage, sans procéder à ce qui s'appelle la phase développement classique du film, la recherche de financement. Autrement dit, ils sont partis sur leurs fonds propres, ce qui ne se pratique plus depuis 25 ans dans le milieu de la production cinématographique… sauf chez Agat. Ils sont arrivés en me disant : « Nous avons envie de travailler avec toi, es-tu partant ? Si oui, nous pouvons mettre à ta disposition du matériel technique conséquent et aussi plus de moyens humains ». Le changement d'échelle a été effectivement très important et les apports techniques et humains déterminants.

Ceci dit, avant que ce beau geste soit posé par Agat, il faut souligner que Marianne Denicourt, Irina Lubtchansky, notre chef op, nous y reviendrons, Rosalie Revoyre, notre ingénieure et monteuse du son (qui a assuré sur l'ensemble du tournage y compris pour les extérieurs, les prises de son direct, enjeu ô combien important et structurant pour ce film parlé, qu'elle en soit remerciée), notre mixeuse Mélissa Petitjean (là aussi, elle a fait, dans les conditions imparties, un travail remarquable, à la hauteur de sa belle expérience : Bardinet, Brisseau, Des Pallières, Garrel, Mouret, Pedro Rodriguès, Sy, etc.), ma première, infatigable et précieuse assistante Anne Fassin et nos coproductrices de chez Sister, l'inlassable et enthousiaste Lucie Corman et Julie Paratian, ma compagne (qui a traversé toutes ces épreuves à mes côtés, on va le voir), autrement dit, une équipe extrêmement qualifiée et expérimentée m'avait donné en amont son accord de participation au projet Notre Monde, sur la base d'un bénévolat, et ce, donc, avant qu'Agat arrive. Je dis cela pour deux raisons : d'abord pour souligner le degré d'engagement de cette équipe, et puis, comme vous l'aurez noté, contrairement à ce qui se pratique dans le monde du cinéma ultra-masculin, tous ces prénoms sont féminins et c'est un combat.

C'est une drôle d'histoire que celle de ce film… Au commencement, il y a eu au petit matin du lundi 2 janvier 2012, l'incendie criminel des locaux de La Bande Passante, qui sont également mon domicile et le lieu où se trouvait feu ma bibliothèque, vingt-cinq ans de lecture, dix mille ouvrages, toutes mes notes et l'ensemble de mes archives numériques – qui ont été, par ailleurs, volées ce même matin-là.

Puis, l'accompagnement de mes proches, et tout particulièrement celui de mes amies, la philosophe, Marie Gaille et la sociologue, Delphine Moreau qui m'ont fait voir au quotidien la puissance du care (bien loin de l'instrumentalisation et de l'usage creux et contreproductif qu'a fait récemment le PS de ce concept féministe), la force du soin, et m'ont enjoint, dans cet hiver, à me remettre au travail tout en développant une stratégie publique de soutien, y compris financier, à nos travaux. C'est dans ce contexte que naît Notre Monde, entre cendres, reconstruction et amitié. Je viens d'avoir quarante ans.

Historiquement, les premières scènes que nous avons filmées, avec les ciné-entretiens et les premiers ciné-frontières, se déroulaient dans le décor des locaux de La Bande Passante. Des pièces frappées par la lumière du jour et ornées de ma bibliothèque (conçue par les jeunes et talentueux architectes de La Ciguë) où les livres fonctionnaient comme autant de fenêtres sur-monde. C'est précisément ces derniers qui sont partis en fumée… Il nous fallait donc repenser la géographie de notre plateau pour filmer Notre Monde. Assez rapidement, je suis parti sur l'idée du noir. Celui de la destruction qui suit le feu, mais aussi celui qui nous confronte à l'innommable. Tous ces jours qui ont précédé le tournage, j'avais en tête le On n'y voit rien de Daniel Arasse et la guitare spectrale et lancinante de Red Cross de John Fahey, deux compagnons chers et disparus.

De ce noir, je voulais faire jaillir des lucioles, montrer que la nuit n'est pas que ténèbres, qu'elle est aussi chargée d'une puissance de vie et de rêve. Dans ce « on n'y voit rien », se cache aussi une chance de réapprendre à voir, de réinventer le regard, d'inventer du regard et donc du « donner à penser ». C'est en ce sens que nous avons commencé à travailler avec Irina Lubtchansky, qui a assuré magistralement la photographie et l'éclairage. Nous sommes partis d'abord du côté des lumières des Annonciations de la Renaissance, puis nous nous sommes dirigés du côté des clairs-obscurs du Baroque des Rembrandt et Vermeer, l'idée était de faire naître de cette nuit le détail et le sujet. Tenter de filmer une captation de l'intime, le « dedans du dedans ». Nous voulions faire apparaître une certaine inquiétante douceur, comme un bain charnel, une essence de l'ombre dans la lumière. Quelque chose qui nous tirerait du côté de Tanizaki et de son éloge de l'ombre, ce qui nous ramènerait en quelque sorte à l'impur de nos premières images…
Ce voyage a été possible parce qu'il y a chez les Lubtchansky (chez le défunt père et chez la fille : Ameur-Zaïméche, Bonitzer, Corneau, Doillon, Garrel, Godard, Goupil, Haneke, Huillet & Straub, Iosseliani, Lanzmann, Mocky, Mouriéras, Resnais, Rivette, Rouch, Ruiz, Truffaut, Varda, etc.) un cinéma radical de la lumière. Chez Irina, le cadre (et ici les gros plans et les détails) comme le point (assisté minutieusement dans la tache par Pierre-Hubert Martin) surprennent par la précision de leurs factures. Mais plus que le cadre maîtrisé et risqué, c'est la lumière qui renverse chez Irina. C'est elle qui m'a permis de jouer infiniment, avec une certaine fascination, de cette métaphore de la lumière pour ce qu'elle révèle du présent-caché ou de l'être-là-non-vu. Mais contrairement aux usages du Quattrocento ou de la peinture florentine du début du XVIe, la lumière dans Notre Monde met en ruine le divin. Par la multiplicité des visages éclairés, nous ne sommes pas ici face à l'Annonciation, à une transcendance, mais à une lumière et un discours qui tendent à révéler les visages et l'immanence infinie du vivant. Dans le vacillement de la bougie, la fragilité et la chaleur de l'éclairage de l'école Lubtschansky sont venues briser le noir infini issu des cendres de ma bibliothèque. Comme si ces frêles lueurs étaient en mesure de retrouver les chemins labyrinthiques jusqu'à chacune des fenêtres qu'incarnaient mes livres. D'atteindre et d'éclairer, ligne après ligne, les mains et le visage de chacun de leurs auteurs. C'est l'ensemble de ces chemins que nous proposons aux spectateurs…


CM : … Toujours le spectateur, mis au travail par l'inconfort qui lui est provoqué, qui est une obligation ou une injonction à reconstruire ou à déconstruire et reconstruire son propre regard sur ce qui lui est montré… Agat films, et en particulier Robert Guédiguian, vous ont rejoint en cours de route, donc. Et le projet était déjà bien avancé…

TL : Oui, le casting était fait, l'ensemble ou presque de nos amis étaient là, le scénario était écrit, on était prêt à tourner… Les lieux choisis pour les intérieurs, la Maison des métallos (pour les studios, la soirée publique du 11 avril et la construction agorique de la salle – il nous faut souligner l'accueil extrêmement chaleureux que nous a réservé toute l'équipe des métallos durant le tournage), et pour les extérieurs, l'ENS (symbolisant l'Institution, comme nous l'avons dit) et mon domicile d'alors (comme lieu de réhabilitation de vie).
Il est important de dire un mot sur l'engagement de nos intervenants qui sur la base d'un régime de confiance ont accepté de venir face caméra, de parler sous la contrainte de ces formats courts et de se risquer chacune et chacun à une proposition pour Notre Monde.


CM : Donc un régime de confiance sur la base de ce que vous aviez déjà porté et fait, et de ce que vous aviez présenté comme projet déjà presque abouti on peut dire. Quelques techniques étaient encore à ajuster, mais sur le papier, le scénario était bouclé.

TL : Oui, mais encore une fois, c'est une chance cette rencontre avec Agat. Un geste généreux, suffisamment rare pour être salué. Ça a amené quelque chose de tout à fait nouveau au cœur de notre travail. Et pour tout dire, nous étions heureux d'avoir quelques moyens supplémentaires pour nous attaquer à un sujet aussi épineux, large et exigeant que notre monde, comme il ne va pas et comme il pourrait aller mieux… Un exemple très concret, et à mes yeux déterminant pour le film, est l'apparition de cette troisième caméra (le steadicam d'Yves Michaud assisté de Marion Befve) qui prend en charge le dévoilement du studio, dans ses champs et contre-champs, la déconstruction du processus. C'est nouveau dans nos ciné-frontières et cela participe à nous sortir de la croyance et d'une parole qui s'auto-légitimerait. Il me semble que si les « 20 heures » étaient filmés comme cela, on n'en serait pas là aujourd'hui. Il faudrait proposer à monsieur Bouygues qu'il prenne Robert Guédiguian pour produire ses vingt-heures, s'il obtient une carte blanche, je veux bien prendre en charge une édition (rire, ndlr)…

CM : … Il y a un parti-pris de loyauté à l'égard du spectateur, à qui on rappelle qu'il est face à une représentation parmi des possibles du monde. On n'est pas dans une profération imposée comme peut l'être le journal de 20 heures, effectivement, ou la plupart des films qu'on peut voir aujourd'hui au cinéma, qui se donnent à voir comme La Réalité.

TL :Oui, là nous touchons une des questions centrales du film, qui traverse également une partie des théories esthétiques, à savoir : comment pouvons-nous filmer et représenter le politique aujourd'hui ? Nous avons cherché, pour répondre à cette question, dans au moins trois directions : la première, du côté d'une imagerie spatiale de l'ombre, comme nous venons de le dire, incarnée par le noir sur le plateau, comme lieu, support, possible de projection d'un nouveau monde et qui laisse place pour chacun des spectateurs à leurs projections inconscientes ou non, et au désir : ici, c'est l'intime. La deuxième se structure du côté de l'extime, de ce que chacun peut apporter de lui au collectif. C'est ce que nous avons cherché à montrer avec la construction de l'agora, cette salle – de cinéma – qui au début du film est vide, symbolisant le peuple qui manque, mais qui appelle dans le même mouvement ce peuple à venir ; puis qui lentement est habitée, au fur et à mesure que la parole se déploie, dévoilant peu à peu un public en écoute, en réflexion, préoccupé, au travail avec ces mains qui prennent des notes, ces regards inquiets quand le choral se met en branle dans cette série d'allers-retours entre les intervenants. C'est ça la maïeutique du film. Enfin, la troisième direction a été cherchée dans un au-delà du film, dans un temps de retour et de mise en discussion avec le public (cette partie à venir, très importante, a été structurée par la salutaire équipe de Shellac, nos distributeurs qui prennent les films non pas pour des objets de consommation mais pour un matériau en devenir qu'il faut porter et travailler avec le public. C'est une différence radicale dans le paysage cinématographique) qui va se traduire par une série de débats (qui seront, pour certains, captés et diffusés) avec les spectateurs – qui, à ce stade, se feront traducteurs et acteurs –, des associations, des écoles, des universités, etc., et les intervenants du film. S'ajouteront également à cela, des contributions écrites qui seront tout autant de mises en débats et de mises en perspectives du dispositif Notre Monde, qui verra, et c'est le second point de cette troisième dimension, publier tout ce matériel sur un site ouvert www.notremonde-lefilm.com (ce lieu numérique est porté par Agat et Arnaud Colinard). Nous y retrouverons l'ensemble des vingt-huit intervenants, plus quelques autres tout aussi importants (Hourya Bentouhami, Barbara Cassin, Monique Chemillier-Gendreau, François Chesnais, Claude Corman, Thomas Coutrot, Keith Dixon, Mathilde Dupré, Alain Mercuel et Frédéric Neyrat), avec leurs entretiens en libre-accès mais cette fois, dans leur intégralité. Voilà, c'est aussi ça l'hétérotopie proliférante de Notre Monde.

 
CM : On a l'impression d'une grosse machine en effet…

TL : Oui, il y a de ça avec cet objet sui generis. Il y a de l'invention autour du film très loin des sentiers battus de la communication culturelle, tout ceci travaillant à une contre-culture. J'ai l'impression d'être face au plaisir et aux craintes que l'on peut ressentir avec un premier film…
Disons que nous essayons de nous forger des outils pour que cette expérience politique exigeante et collective d'une conversation rapprochée puisse vivre.
Et puis, il y a toutes ces personnes qui sont venues apporter leur professionnalisme à l'aventure, nous en avons cité déjà beaucoup, mais il y en a bien d'autres. À la direction de production Marie-Frédérique Lauriot qui travaillait au côté de Lucie Corman ; notre photographe de plateau, Céline Gaille, qui a fait un très beau travail que nous retrouverons sur le site, en s'inspirant des éclairages d'Irina Lubtchansky ; Pierre Huot qui a dirigé la post-production ; Ghislain Rio qui a fait un tour de force en réalisant l'étalonnage du film en des temps records ; Simon Gréau et Samantha Garnier, nos graphistes (qui travaillent avec nous à La Bande Passante et préparent la sortie de notre nouveau site avec Fabien Bourgade et Pierre Pène), qui ont amené l'affiche du film, dans un renversement de la perception de la salle, à la hauteur des attendus de l'entreprise collective. Il nous faudrait, également, longuement parler du travail minutieux d'Olivier Samouillan et Anthony Mowat (Art Melodies) avec qui nous avons composé tout l'été, pas à pas, note à note, la BO du film aux accents oniriques et épurés.
Plus difficile, mais riche également, a été notre collaboration avec Valérie Pico (monteuse image). Jusqu'ici, je travaillais seul le montage avec une assistante, Michelle Pichon. Avec Notre Monde, c'était la première fois que je travaillais en collaboration avec une monteuse chevronnée (qui a travaillé, entre autres, avec Frederick Wiseman). Nous avions peu de temps et Valérie a su nous montrer le chemin du rythme du film. Après nous avons longuement retravaillé seuls, Anne Fassin et moi, à la recherche des justes respirations, des rapports, d'une esthétique des écarts et des passages qui ouvre sur cette pensée que nous souhaitons figurer entre lumière et temps, sensation et émotion, perception et signification pour tenter d'embarquer le spectateur durant ces deux heures de film vers ses propres interrogations, ses propres pensées, dans un processus de subjectivation à la fois sensible et politique.
Une chose est sûre, c'est que pour le futur, nous avons trouvé notre équipe !
Il nous faudrait également saluer tous nos amis qui nous ont soutenus durant cette période et accompagnés tout au long du processus (Alexis Argyroglo, Etienne Balibar, Alexandra Baudelot, les familles Cocrelle et Corman, Anaïs de Courson, Vianney Delourme, Frédéric Fisbach, Geneviève Fraisse, Federica Giardini, Hugo et Pascale Haas et La Ciguë, Katrin Hodapp, Laura Napolitano, Pierre Pène…).


CM : Je voudrais revenir, avant de conclure, sur cette question de la fiction, sur le passage du documentaire imprégné de fiction – ce que vous avez fait jusqu'à présent – à un film de fiction proprement dit ; si tant est que ces différences fassent encore sens après notre entretien. Le moment où vous allez franchir le pas me paraît proche, non ?

TL : A force d'introduire de la fiction dans nos films…

CM : A force d'introduire du sensible dans la raison, on peut peut-être introduire de la raison dans le sensible.

TL :Oui, et c'est l'occasion de revenir à Godard pour qui le cinéma est une forme qui permet de penser, tout autant qu'une pensée qui prend forme ; je renverse volontairement ici sa proposition. Cela fonctionne à plein régime avec ce que nous voulons faire avec la fiction. Disons que dans la mesure où nous nous entendons sur le fait que face au documentaire, ou ce que j'appelle ciné-frontières, nous sommes devant une construction, un récit, nous flirtons avec la fiction. C'est d'autant plus vrai avec Notre Monde. Mais oui, la tentation de plonger dans la fiction, d'y mettre les deux pieds, les mains, la tête et l'ensemble du corps est grande.

CM : Donc c'est le prochain projet ?

TL : C'est un des prochains projets. L'avenir s'écrit en deux parties. Un pan qui sera la partie réflexive de ce travail, un ciné-entretien au long cours qui proposera une encyclopédie conceptuelle filmique. C'est le côté théorique, une façon de répondre à l'interrogation de Sartre : « Est-ce donc nuire aux gens que de leur donner la liberté d'esprit ? » et, dans le même temps, au caché de la science cher à Bachelard. Libérer les concepts, rendre les concepts à la vie, en les proposant au plus grand nombre, et en pariant que cela va produire, en se lovant aux affects collectifs, des nouvelles inventions au travail, à la vie, aux amours, aux rêves ; et de l'autre côté, comme une mise en pratique, pour nous-mêmes, de ce projet encyclopédique, une fiction qui sera le portrait croisé de trois femmes : une grand-mère philosophe, une mère musicienne et une jeune femme cinéaste, les trois issues de la même lignée, et qui auront pour souci de nous apprendre à voir et à penser le monde.
Je suis convaincu que notre principal problème, qui a à voir de très près avec le cinéma, c'est d'arriver à voir. Une fois que nous voyons, le chemin est quasi fait, ou disons pour être plus précis que nous savons où le prendre, de quoi il est fait, quelle est sa topographie et vers quoi il mène...


CM : Donc là, à nouveau un passage analogue à celui que vous avez accompli en passant de l'édition papier à la réalisation d'images qu'on pourrait sommairement classer dans le registre du documentaire, même si ce n'est pas exactement ça que vous faites. Donc ici, d'un type de documentaire, les ciné-frontières, dont vous êtes l'inventeur, à un cinéma de fiction dans le sens plus classique du terme, pour atteindre encore un public plus vaste.

TL : Nous pourrions rester assez longtemps sur le terme classique, mais j'espère bien que là aussi on arrivera à jouer sur les cadres, à les déplacer, afin d'inquiéter un possible « classicisme »…

CM : On pourrait dire que vos ciné-frontières sont un cinéma où la parole est mise en scène, est mise en images, alors que cette fois-là, dans la fiction à venir, elle serait mise en histoire ? Mise en récit ? Mise en vie finalement, dans des personnages qui ne seraient plus des intellectuels exposant leurs pensées face à la caméra, c'est ce que j'entendais par « fiction classique » au sens le plus général du terme.

TL : Un cinéma qui porterait des personnages qui seraient montrés dans l'ordinaire de leur vie, dans l'ordinaire sensible de leurs vies.

CM : Mais quand même, des personnages qui sont des créateurs ou des créatifs : philosophe, musicienne, cinéaste. C'est-à-dire qui, là encore, décloisonnent les champs et qui ont tout à voir avec la pensée… ?

TL :Ce sont des personnages qui nous mettent en capacité, qui nous apprennent à voir, donc qui ont vu et qui voient. Ces femmes n'ont pas d'autres choix que de faire dans et avec le monde puisqu'elles le perçoivent et le pensent. Elles mettent en œuvre nos capacités de modifier le commun. C'est la chronique de ces vies que proposera le film.

CM : Et ce film, ce sera aussi la manière dont ces personnages mettent en pratique, dans leur propre existence, ce qu'elles ont vu, et ce qu'elles ont compris du monde  ?

TL : C'est ça. Des femmes sans haine et sans remords, avec pour souci et pour cap la joie.





C'est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l'instant où son crâne heurta le sol et où, les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement pardessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c'est moi, Khady Demba, songea-t-elle dans l'éblouissement de cette révélation, sachant qu'elle était cet oiseau et que l'oiseau le savait.


Marie Ndiaye
Trois femmes puissantes (Gallimard, 2009)


 

 

* Christophe Mileschi est italianiste, professeur des universités à Paris-Ouest-Nanterre, traducteur et écrivain. Il est, entre autres, spécialiste de Pier Paolo Pasolini. Il fait partie des intervenants du film Notre Monde (119', 2013, Agat Film/LBP/Sister production, distribution Shellac).

 

** Thomas Lacoste est cinéaste, éditeur et essayiste. Directeur et fondateur de la revue internationale de pensée critique Le Passant Ordinaire (1994, www.passant-ordinaire.com), des Éditions du Passant (1997, http://www.passant-ordinaire.com/livres.asp), de L'Autre campagne (2006, www.lautrecampagne.org), et du Réseau international de pensées critiques, de pratiques alternatives et de créations contemporaines, La Bande Passante (2009, www.labandepassante.org). Il a réalisé plus d'une soixantaine de films et entretiens dont, entre autres, les ciné-frontières Notre Monde www.notremonde-lefilm.com (119', 2013, Agat/LBP/Sister, distribution Shellac), Ulysse Clandestin ou les dérives identitaires (93', 2010, LBP), Les Mauvais jours finiront, 40 ans de justice en France (126', 2009, LBP), Rétention de sûreté, une peine infinie (68', 2008, LBP), Universités, le grand soir (68', 2007, LBP) et Réfutations (68', 2007, LBP). Son travail a fait l'objet en 2012 d'une édition en coffret DVD, Penser critique, Kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s), réunissant 47 de ses ciné-entretiens (24h) aux Éditions Montparnasse et d'une rétrospective de ses ciné-frontières au cinéma le Reflet Médicis (Paris).

Dernier ouvrage paru L'Autre campagne, 80 propositions à débattre d'urgence (préfacé par Lucie et Raymond Aubrac, édition La découverte).

Transcription Lisa Cocrelle






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