Des éclats de voix brefs, volontairement étouffés, lui parvinrent du
côté des trois ou quatre individus qui venaient d'entrer. Khady avait compris
qu'il se passait enfin ce que les gens de la cour avaient attendu.
Marie Ndiaye
Trois femmes puissantes (Gallimard, 2009)
CM : Thomas Lacoste, vous sortez un nouveau film qui s’appelle Notre Monde (118’, 2013, Agat/LBP/Sister, distribution Shellac), sur lequel vous avez travaillé avec toute votre équipe pendant plusieurs mois et qui va sortir en salle le 13 mars 2013. En guise d’introduction à notre entretien, pourriez-vous revenir rapidement sur les présupposés et les attendus de cette entreprise conséquente ?
TL :
Il s'agit d'un projet cinématographique collectif en acte. Le
film qui sort en salle au printemps, Notre Monde, en est une introduction, qui va proliférer avec toute une série de rencontres et de débats publics et dont le site notremonde-lefilm.com sera à la fois le réceptacle et l'outil de mise en
perspective.
Le projet est
structuré autour d'un texte et d'une femme – nous devrions plutôt dire, comme
nous le verrons, de plusieurs femmes –, Khady Demba, migrante malgré elle,
dont l'histoire prend corps au sein du dernier récit de Trois femmes
puissantes de Marie Ndiaye (Gallimard, 2009). A partir de la narration de
la vie de cette apatride, nous avons cherché à déployer une phrase filmique autour
des multiples questions que suscite cette vie. Cette phrase qui débute par la
recherche d'un lieu de pensée commune (Jean-Luc Nancy), va nous conduire à
une réflexion qui part de l'enfance (Christophe Mileschi et Bertrand Ogilvie,
rejoints sur le site par Barbara Cassin, Keith Dixon et Frédéric Neyrat),
passe par une primordiale attention au soin (André Grimaldi, rejoint par
Claude Corman et Alain Mercuel), se poursuit par une réflexion sur notre
rapport à l'autre autour de la justice et des libertés (Matthieu Bonduelle,
Laurent Bonelli et Patrick Henriot), de la reconnaissance de la différence (Elsa
Dorlin, Eric Fassin, Nacira Guénif-Souilamas, Françoise Héritier, Pap Ndiaye
et Louis-Georges Tin, rejoints par Hourya Bentouhami), du partage et de la
culture (Michel Butel, François Gèze, Jean-Luc Godard et Gérard Noiriel), du
travail et de ses souffrances (Luc Boltanski, Robert Castel, Christophe
Dejours, Patrick Henriot et Toni Negri), de l'économie et de la
redistribution (Eric Alt, Jean-Pierre Dubois et Susan George, rejoints par
François Chesnais, Thomas Coutrot et Mathilde Dupré, notons ici que la
question centrale de l'écologie sera prise en charge ultérieurement par Geneviève
Azam), de nos relations aux autres et à l'international (Etienne Balibar,
rejoint sur le site par Monique Chemillier-Gendreau) et se conclut sur
l'impérieuse nécessité, pour que la vie soit acceptable, de réhabiliter et de
rechercher de nouveaux lieux du politique (Bastien François et Sophie
Wahnich)… Voilà, c'est l'histoire d'une vie et de ses potentialités contenues
dans une unique phrase cinématographique chorale. Une phrase qui s'adresse à
tous. Une phrase-monde qui nous regarde. Une vie qui est aussi la nôtre.
Mais sur
tout cela nous reviendrons, j'imagine…
Appeler le « peuple à venir »
Parcours et décloisonnements
CM : Je trouverais intéressant de resituer ce film dans votre
parcours, dans ce que vous avez fait et dans ce que vous ferez par la suite. Est-ce
que vous voulez bien nous raconter comment vous en êtes venu à faire du cinéma ?
Car ça n'est pas votre premier film…
TL : Il y a une date officielle qui
correspond à une mise en circulation publique de nos images : c'est le
printemps 2007, un printemps électoral. Le moment pour nous de L'Autre
campagne. Mais mon histoire avec le cinéma est beaucoup plus ancienne. Elle
commence dans les salles obscures que j'ai assidûment fréquentées jeune
homme. Un peu plus tard, elle se lie avec le travail politique et éditorial
que nous avons mené jusqu'en 2006 avec la revue internationale de pensée
critique Le Passant Ordinaire, que j'ai lancée à Bordeaux en 1994.
Avec cette revue, nous avions alors pour premier souci – en complément des
travaux politiques que nous développions qui s'appuyaient sur les sciences
humaines et sociales – de faire appel à différentes disciplines artistiques
en convoquant la photographie contemporaine, la littérature, le cinéma, les
arts plastiques, la danse, le théâtre, etc. Ce choix de croiser disciplines
artistiques et réflexives se traduisait dans chaque coin des pages de la
revue, mais également – temps pour nous déterminant – lors de rencontres
publiques. C'est ainsi que nous avons créé un festival en 1998 : les RIO
(les Rencontres Internationales de l'Ordinaire), avec pour
ambition d'entrelacer les cinémas, les littératures et les sciences sociales
et humaines au sens large. Nous étions convaincus qu'il nous fallait
revenir à l'art si nous voulions être pertinents dans nos questionnements.
CM : Donc un travail de décloisonnement ?
TL : Exactement. C'était un leitmotiv permanent. Notre
signature. Une volonté féroce de décloisonner, de déconstruire et de
former une bande cosmopolitique et apatride. La rédaction était internationale
et avait entre autres objectifs de ruiner toute idée de frontière.
CM : C'est ce qu'on pourrait appeler, d'un côté la pensée, la
création de l'autre ; le cœur et la raison : entre l'œuvre d'art et
la réflexion ? Est-ce à dire que la coupure entre ces choses-là ne vous
paraît pas pertinente ?
TL : Nous étions au cœur de ce débat entre raison et sensible,
sans forcément le théoriser à nos débuts… En ce qui me concerne, depuis ma
prime jeunesse, comme beaucoup d'enfants, j'ai été poussé à être extrêmement
sensible aux êtres, aux choses, aux histoires, aux constructions, aux
paysages et à la géographie.
Je me
souviens d'une première échappée belle à Venise. D'un gondolier qui m'a amené,
dans une traversée du Grand Canal, jusqu'à un mariage sous des tonnelles. Un
quatuor à cordes y jouait des sonates qui m'habitent encore – le n°14, op.
131, de Beethoven, que j'ai retrouvai bien plus tard… Je me souviens de la
sensation ressentie quand j'ai engagé, seul, mes premiers pas dans les
dédalles de cette ville-fleuve, de ma rencontre sur un banc avec une jeune fille
vénitienne et de celle avec les souffleurs de verre. J'avais quatre ans. Mes
parents étaient loin.
Plus tard, dès
que j'ai commencé à prendre la parole publiquement, il y avait cette idée de
transversalité. Cette idée que l'on ne peut pas faire l'une ou l'un sans
l'autre : qu'il faut discuter, tant au sein des disciplines qu'entre les
écoles de pensée. Si nous n'ignorions pas les différences et les écarts qui
structuraient telles ou telles écoles, il nous semblait primordial de
réapprendre à se lire et à dialoguer, contrairement à ce qui se produit
depuis plusieurs années, où l'on voit à l'œuvre, y compris à l'université, ce
que nous pourrions appeler un repli, un chacun chez soi... Il y avait donc, tout
d'abord, pour nous, cette nécessité de réapprendre à regarder l'autre, à
retisser de nouveaux liens et à redialoguer pour décloisonner… Et cela
passait par la rencontre et le « d'abord lire ! ».
A un
deuxième niveau, il y avait l'idée de travailler à l'émergence d'une discussion
entre les disciplines : de la philosophie critique ou politique à la
sociologie, de l'histoire à l'anthropologie, de la psychanalyse aux
mathématiques, etc. Mais aussi, comme nous l'avons dit, de nous appuyer sur les
récits contemporains portés par les littératures, les poésies, les
photographies...
Il ne faut
pas voir ici une tentative d'œcuménisme béat ! Non, rien d'une pensée
molle où tout se vaudrait, mais la volonté de faire dialoguer dans la
relation et le dissensus, et, par la même occasion, de nous nourrir de
toutes les formes de représentations intellectuelles ou artistiques critiques
qui se confrontaient au politique, comme autant de strates souterraines qui
une fois dévoilées révèlent le topos.
C'est un premier
mouvement qui m'a fortement rapproché du cinéma et d'une réflexion sur le
cinéma, ses représentations et, plus largement, sur les médias. Une des
questions qui m'habitaient alors concernait ce que le cinéma peut amener
comme déploiement du sensible au cœur de la société. J'avais l'intuition qu'il
pouvait questionner le monde depuis cette maison à la grande porte commune
qu'est la salle de cinéma. Celle-ci me semble, aujourd'hui encore, recouvrir
un lieu possible pour le politique dans le secret de ses charges
subversives...
Il faut
souligner que l'époque, le milieu des années quatre-vingt-dix, était un
moment particulier. Ce sont des années où le monde occidental, post-89, était
en plein délire triomphaliste du néo-libéralisme : tout était « magnifique »,
le monde était unipolaire ; il n'y avait plus qu'un seul possible, et il
était occidental ; il n'y avait plus qu'une seule société, celle des
vainqueurs ; plus qu'une seule politique, celle qui assurerait le règne
tout puissant de la finance sans partage.
« Cap
au pire », nous soufflait Beckett en écho…
Une des
conséquences directes fut la perte des lieux du politique : l'absence
d'espace de discussion, de confrontation, de pensée, de création, d'espace
voué à la dialectique, entendu comme lieu du dialogue et du conflit.
C'est
pourquoi cette idée de renouer avec des rencontres en place publique nous
semblait centrale : il fallait réhabiter autrement les cinémas, repenser
ce fameux « peuple qui manque », tenter de créer, ou, en tous cas,
de travailler à de nouveaux rapports et à de nouvelles réflexions qui tendraient
vers une pensée commune. Tout faire pour appeler ce « peuple à
venir ».
De manière
plus circonstancielle, parallèlement à ce phénomène, la deuxième chose qui
m'a amené au cinéma est le moment où nous travaillions beaucoup la photographie
au Passant Ordinaire ; et où, de mon côté, je me coltinais la
gestion du collectif et les rapports aux institutions. C'est ainsi que j'ai
eu envie de travailler à l'écart, en retrait du groupe, à partir de 1996-1997,
du côté du cinéma dans une chambre à moi. J'ai donc commencé à filmer « seul ».
Je travaillais sur une idée qui était un projet au long cours et que,
d'ailleurs, je ne voulais dévoiler qu'à la fin de ma vie – même si pour
l'instant il est au fond d'un tiroir, j'espère le reprendre un de ces jours.
Le projet se structurait autour d'un kaléidoscope de portraits construits sur
une question unique et où se retrouvaient tous les amis de l'époque qui ne
sont, pour certains, hélas tous plus physiquement présents aujourd'hui :
les Castoriadis, Derrida, Guagliardi, Jeanson, Saïd, Saramago, etc.
accompagnés évidemment par tous les amis, « les passants
ordinaires », ceux qui ont la grande qualité, dirait Musil, d'être des
personnes sans qualité, et dont la place était très importante dans ce
projet.
Cette coexistence était pour nous déterminante, assez magique et enthousiasmante. Elle
portait l'éveil de capacités inédites pour tout un chacun et d'une reconfiguration
de nos propres représentations du monde. Derrière se cache l'émancipation.
Rancière dirait le démantèlement du vieux partage du visible, du pensable et
du faisable. C'est tout l'enjeu de ces coexistences multiples. Et le cinéma,
pour ça, est un lieu unique et on ne peut plus pertinent : il permet de
faire cohabiter dans un même espace des publics très différents, des énoncés
dissonants, de faire appel à des formes et à des discours extrêmement variés
qui peuvent être très exigeants. C'est une des dernières cavernes où les
lueurs d'espoir scintillent encore.
Constituer une maïeutique filmique
Des ciné-entretiens et des ciné-frontières
CM : Un kaléidoscope de portraits autour d'une question unique, est-ce cela que
vous réalisez avec les ciné-entretiens ?
TL :
Oui, il y a un peu de cela. Ce qui est sûr, c'est qu'il y avait déjà, à l'époque,
le désir de déployer une description du monde à partir de cette question
unique relative à l'intranquillité de notre relation singulière au monde.
CM : Ce que proposent justement les ciné-entretiens. Il
faut signaler ici leur très belle édition dans le coffret Penser
critique, Kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) aux
Éditions Montparnasse (47 ciné-entretiens, 24h, 2012, 50€). Le ciné-entretien est, à mon sens, le portrait d'un intellectuel, d'un penseur, d'un
philosophe, d'un psychanalyste, et c'est le portrait de son rapport au monde
et du regard qu'il porte sur telle question du monde qui fait société. À
chaque fois, ce sont des questions qui touchent à ce qui fait société, ou qui
empêche que la société se fasse, ou à ce qui fait qu'elle se fait mal… Cette
question unique, c'est l'intranquillité par rapport au monde.
TL : La force de cette question est qu'elle amène de magnifiques
réponses qui nous poussent à être attentifs au territoire, à la déterritorialisation
dirait l'ami Deleuze, en tous cas, à faire très attention aux questions
géographiques. Je me souviens, par exemple, sur le tournage de ce projet que
Jacques Derrida me parlait de la nécessité pour lui de sentir le tellurique –
l'action ou le déplacement de la tectonique des plaques sous ses pieds.
Autrement dit, pour qu'il se sente en vie, il fallait que ses appuis soient
particulièrement mouvants. Qu'il sente à la fois les forces physiques du
monde qui l'entourent, mais aussi la fragilité dans laquelle ce mouvement le
mettait. L'obligation pour lui d'être, tel le marin sur son voilier, à la
recherche d'un équilibre permanent, de son assiette, d'une adaptation aux
moments et aux reliefs de la vie.
Et effectivement,
nos ciné-frontières sont liés à cette idée de l'homme qui penche, cette
frêle silhouette giacomettienne, plutôt femme qu'homme qui était déjà la
bannière du Passant Ordinaire.
Mais, si
nous voulons aborder la question des ciné-entretiens, il nous faut
faire la distinction dans nos travaux entre ces ciné-entretiens et ce
que je nomme les ciné-frontières. Les ciné-frontières sont des
œuvres chorales qui font appel à des entretiens réflexifs et à tout un tas
d'autres lignes narratives qui peuvent être prises en charge par différents
régimes fictionnels, musicaux, plastiques, littéraires, etc. Les ciné-entretiens
sont à penser comme des mises en perspective de ces ciné-frontières.
Par exemple, autour du ciné-frontières que nous avons réalisé sur
quarante ans de justice en France, Les Mauvais jours finiront (126', La
Bande Passante, 2009), qui est aussi pour nous l'occasion d'un hommage au
cinéma – un palimpseste filmique en quelque sorte –, nous avons produit 19 ciné-entretiens
avec les intervenants, qui sont autant de prolongements de la matrice chorale
Les Mauvais jours finiront. Il en va de même avec Ulysse Clandestin ou
les dérives identitaires (93', La Bande Passante, 2011). En d'autres
termes, ces ciné-entretiens sont avec les ciné-frontières une
tentative de maïeutique filmique. Pour les ciné-entretiens, un
interlocuteur unique est filmé face caméra, en plan fixe. Généralement, les
images sont montées, mais la construction du discours n'est pas coupée, et
cela pour plusieurs raisons. L'idée d'abord, est d'être au plus près de la
réflexion et/ou de l'œuvre de l'interlocuteur, en effaçant au maximum la
médiation de l'intervieweur. L'enjeu, ici, est de nous transformer, avec
l'appui du dispositif, en passeur, c'est-à-dire de nous situer au point
diamétralement et radicalement opposé à la figure de l'animateur que nous
retrouvons aujourd'hui partout dans les médias, avec sa polarité, cette
centralité, et son égo qui nous révulse au plus haut point. Les ciné-frontières
sont parfaitement à l'opposé de ce schéma, ils sont du côté de l'effacement,
pour pouvoir dévoiler au plus près la pensée de notre hôte. Nous travaillons
ici à la disparition du médiateur.
En effet,
c'est un beau cadeau que nous a fait les éditions Montparnasse (Vianney
Delourme), en coédition avec La Bande Passante, de regrouper dans un seul
coffret quarante-sept de ces ciné-entretiens, même si je regrette quelque
peu, faute de moyens, que tous ne soient pas ici réunis et ce même s'ils
restent disponibles à l'unité dans leur édition originale à La Bande
Passante.
CM : Vous parliez de 2007. On se souvient bien de ce que signifie
le printemps 2007, c'est-à-dire le moment présidentiel, c'est la candidature
de Nicolas Sarkozy, c'est l'inquiétude qui a saisi un certain nombre d'entre
nous à l'idée qu'il serait élu, c'est le désarroi devant la pauvreté du débat
politique à ce moment-là. C'est donc cela qui vous a motivé à passer
officiellement et publiquement de la réalisation d'images à vocation
semi privée à la diffusion de votre travail cinématographique ? En même
temps que vous abandonnez l'édition papier après douze ans de Passant Ordinaire,
cette revue papier qui marchait très bien et qui avait un très bon nombre de
lecteurs et d'abonnés ?
TL :... Et qui s'est fait flinguer en plein vol par les pouvoirs
publics, alors que nous avions une revue qui fonctionnait, comme vous le
dites, très bien de par son large public et la vitalité de sa rédaction. Une
des raisons de l'ampleur de ce lectorat – plus ou moins dix mille personnes ;
ce qui est conséquent pour une revue de pensée critique –, outre son travail
analytique, était l'attention portée à la présence des arts et du graphisme.
Mais, au vu des temps qui se présentaient à nous, nous avons ressenti une certaine
urgence à réfléchir à la construction d'espaces où il serait possible de
toucher un plus grand nombre de personnes.
CM : Donc, le passage à l'image c'est aussi l'intention d'atteindre
des publics plus vastes, un peu comme ce qu'on peut supposer de Pasolini qui
abandonne l'écriture, ou en tous cas, qui la met au second plan à partir des
années soixante, pour passer au cinéma ?
TL : Nous reviendrons sur la centralité de Pasolini. L'intention est
là en effet. Bien sûr, le livre, la ligne et le signe restent centraux pour nous.
Même après que ma bibliothèque est passée par le feu et qu'il n'en reste plus
que les cendres, ça reste essentiel.
Mais il y a,
pour nous, ce souci de libérer au maximum l'écriture, la pensée et le concept
des espaces référencés et des cercles restreints que sont la plupart des
revues de pensée critique et c'est hélas aussi valable pour les livres
théoriques. Cette volonté était vraiment présente en 2007, au moment où nous
lancions L'Autre campagne. Dans ce collectif, se retrouvaient des
praticiens engagés, des acteurs sociaux et des chercheurs issus de la pensée
critique pour essayer ensemble de repenser du politique et d'esquisser le
maximum de leviers politiques pour palier aux nombreux dysfonctionnements de
notre société, territoire par territoire. Ainsi, autour de ce travail – présenté
sous la forme d'un site internet, toujours visible et en libre accès
(www.lautrecampagne.org), et d'un livre aux éditions de La Découverte (L'Autre
Campagne, 80 propositions à débattre d'urgence, 2007, préfacé par Lucie
et Raymond Aubrac) – nous avons commencé à faire ce que j'ai appelé des
« Portraits d'Idées » : des petits temps filmiques où chacun
des intervenants de L'Autre Campagne venait présenter le résultat de ses
travaux et qui étaient par la suite diffusés sur le site du quotidien Libération
(en version courte http://autrecampagne.blogs.liberation.fr
et en version longue sur le site de L'Autre Campagne).
Donner corps à la pensée
Expressions et représentations
CM : Une originalité de votre travail est qu'il met en images et
en scène la parole, la pensée, les idées. Comment réglez-vous cela ? Car
ce que vous faites, ce n'est pas non plus de la radio.
TL : Non, nous ne faisons pas de la radio, même si nous l'aimons.
J'ai toujours eu beaucoup de plaisir à lire et à aller dans les salles de
cinéma, mais aussi, dans l'essentiel de ma formation de jeune homme, à
rencontrer et à me confronter avec des êtres en chair et en os. Je pense, et pas
uniquement parce que cela a été la mienne, que c'est la plus belle des
écoles, l'école de la rencontre – quand elle est possible –, de l'échange, de
la confrontation aux corps, à l'acuité des regards, à la douceur des gestes,
à la pensée qui en découle et qui passe d'autant mieux quand on est dans ce
rapport de corps à corps, de face à face. Il y a une simplicité dans le
rapport humain direct qui touche au-delà de ce qui nous fait penser. Voilà,
en disant cela, je décris les enjeux qui nous ont importés et les objectifs
que nous nous sommes fixés en filmant ces pensées : susciter, chez celui
qui regarde, le désir de se rapprocher ; éclairer ces fragiles
relations ; et essayer de capter une voix. Une voix est, à partir d'un
corps, une ordonnance de signes et de sens qui débouche sur une pensée, sur
une réflexion, mais aussi sur des sensations. Pour nous, il y avait un pari à
tenter : celui de capter quelque chose de cette corporéité, de mettre en
lumière ce lieu, le corps, où naît cette pensée qui est transmise par la
voix. C'était tout un chantier cinématographique qui s'ouvrait…
CM : On retrouve cette idée du décloisonnement entre la pensée,
la raison et le sensible. En découvrant les ciné-entretiens, j'ai été
frappé du fait qu'effectivement ce qui nous est communiqué ne consiste pas
simplement en une suite de mots. Autrement dit, voir et entendre un entretien
ce n'est pas la même chose que lire le texte qui sortirait de l'entretien en
question. On a un rapport en direct avec la personne quand on l'a en plan
fixe face à soi. Et en effet, vous, vous disparaissez de l'écran. Donc on est
en relation directe avec la personne qui parle et qui exprime sa pensée, bien
sûr par ses mots, mais aussi par ses expressions, ses sourires, ses airs
inquiets, ses mouvements, sa gestuelle. Tout ça fait partie de la
communication dans le fond. Quels sont les cinéastes qui vous ont amené dans
cette direction ? Des références dont vous pourriez vous réclamer ?
TL : C'est toujours très délicat à énoncer. Notre but n'étant pas
d'éloigner le spectateur, ou ici le lecteur, mais de tenter de le rapprocher…
Nous cherchons résolument, partout où nous le pouvons, à être du côté des
ponts et non des clôtures. Et ce n'est pas qu'un trope, qu'une figure de
style. De toute évidence, les références et les apports, ces héritages qui
irriguent – et érigent –, ces traces disséminées dans nos travaux sont
nombreuses et liées corps et âmes à l'histoire du cinéma – et par une certaine
gémellité à celle de la psychanalyse qui, faut-il le rappeler, naît en même
temps –, comment pourrait-il en être autrement ? Tout de nos temps tente
de nous le faire oublier, la création ex nihilo est un leurre, ou pire,
une supercherie.
Pour illustrer
ces héritages, il suffit, par exemple, de prendre et de regarder le début de
notre dernier film, Notre Monde (119', Agat, LBP, Sister, 2013,
distribution Shellac) : le logo animé de La Bande Passante, notre
signature, avec son ouverture sur le « silencio ! » prononcé
par l'équipe de Fritz Lang sur le tournage de l'Ulysse qui clôture Le
Mépris (1963) de Godard, renvoie à Mulholland Drive et aux jeux
d'illusions chers à David Lynch, et en même temps à l'œil inquiet de Buster
Keaton (qui ouvre et ferme nos films, et fait également clin d'œil à
Bataille), diaphragme central de l'œuvre magistrale Film (1965) de
Samuel Beckett et Alan Schneider qui, rappelons-le, est muette, ce qui ne
l'empêche pas de s'ouvrir, elle aussi, sur un « chut ». De même, le
générique d'ouverture de Notre Monde fait explicitement référence,
quasi plan par plan, à la salle de cinéma de L'homme à la caméra (95',
1929) de Dziga Vertov, qui propose une des premières grandes mises en abyme
du et au cinéma, mais renvoie aussi aux errances et aux intentions de 8½ de
Fellini (1963). Outre cette tentative, dans Notre Monde, de penser les
fondations d'une nouvelle agora avec la salle de cinéma, nous continuons
l'hommage à Vertov par l'entremise de Marianne Denicourt, qui incarne, entre
autres rôles, la femme à la caméra. Voilà donc une référence : L'homme
à la caméra et le ciné-œil de Vertov. C'est pour moi une des
premières bornes majeures du cinéma, où nous voyons des foules, des corps,
des levers, des couchers, de la vitesse, de la rue, c'est-à-dire tout ce qui
fait la géographie sensible et intime de nos vies, le lieu des passants
ordinaires, de ces personnes, comme nous le disions plus haut, qui ont tout à
découvrir de la puissance du peuple à venir. Cela commence donc avec
Vertov ; après il y a Pasolini – qui est évidemment important pour ses
transgressions anthropologiques, entre enquête et mythe, qui le rend, en
grand résistant anachronique qu'il est, parfaitement et salutairement
indigeste à la culture dominante. Il y a bien sûr la Nouvelle Vague,
dont la voix centrale, dans ces références, est portée par Godard ; et dont
tout le travail est des plus inspirants pour nous, à la fois dans ce qu'ils
ont réussi à faire dans les années 50 et 60 de déconstruction des formes
cinématographiques de l'époque et dans ce qu'ils sont parvenus à faire surgir
précisément du banal et de l'ordinaire. Cela me semble extrêmement important.
On ne peut pas
le louper, Jean-Luc Godard est au cœur de Notre Monde à un moment
central où, avec Beckett, nous radicalisons l'abîme en éteignant l'écran de
projection et en filmant cet écran noir puis le public dans la salle éteinte
pendant que Godard nous parle, depuis Sarajevo (Je vous salue Sarajevo,
1993), de culture (comme règle) versus art (comme exception et art de
vivre).
Il faudrait
citer aussi Chris Marker, qui est essentiel – le plan rouge avec les
portraits des intervenants dans les coursives est un clin d'œil implicite –,
à la fois pour son rapport à l'image, au temps et au mouvement, et pour toutes
les questions qui viennent derrière liées au politique, à la représentation
et au récit. Tout cela irrigue littéralement tout notre travail aujourd'hui.
Mais je parle, là encore, d'un héritage de ces œuvres. Mais oui, il y a une
filiation et une famille humaine, à coup sûr très forte et subversive.
Beaucoup d'autres auteurs nous inspirent. Si nous nous lançons, il faudrait
citer les Resnais-Wells, les Antonioni-Vigo, les Ophüls, Bergman, Watkins, Mekas,
Pelechian, Straub & Huillet, Imamura, Kieslowski, Pialat, Kramer, Johan
van der Keuken, Rithy Panh, Des Pallières, Lynch, nous l'avons déjà nommé,
Van Sant et ses territoires, mais aussi chez les plus jeunes Tariq Teguia et
ses lignes, sans parler du travail bouleversant des Naomi Kawase, des Jia
Zhang Ke ou des Apichatpong Weerasethakul aujourd'hui… La tentative de tous
les citer est comme toujours vaine…
Il serait
peut-être plus intéressant de parler des écrivains qui nous inspirent dans
notre cinéma, de Kafka et de Brecht, qui sont tellement importants parce que,
précisément, ils vont insuffler sans arrêt de la société et du politique dans
les formes les plus classiques. Mais, plus éclairant peut-être encore, est ce
qui m'inspire cinématographiquement dans la littérature, y compris dans des
œuvres non contemporaines : Dickens et son écriture visuelle, Flaubert
et Emma Bovary, Proust et sa mère, Kafka et son adresse au père, Joyce et son
monologue de Molly, Virginia Woolf sa chambre et ses travellings, Meckert et
les coups, Mann et la mort, Beckett et son rire, Duras et l'ombre portée de
la bouteille, la liste est longue… Nous pourrions aussi évoquer la géométrie chez
Spinoza, le pleur sidérant de Nietzsche, le détail chez Aby Warburg.
Evidement à ce jeu, c'est toute ma bibliothèque qui ressurgit là… Plus près
de nous, il faudrait parler de la trace chez W. G. Sebald, de la fragilité de
la barque d'Edward Bond, de la flamme de Mayenburg ou de la bombe chez Sarah
Kane.
Mais, il faut
retenir – et c'est vraiment très important – que, si ces passages et ces
tissages sont essentiels dans notre arrière-cuisine, s'il y a un certain
plaisir à les dévoiler avec vous, en aucun cas le spectateur n'a besoin de
ces maillages pour regarder nos films. C'est essentiel, ici, l'idée de pont
doit fonctionner à plein régime.
CM : Je vois un point commun direct avec le travail de Godard. Outre
ce décloisonnement entre la littérature et le cinéma, la raison et le
sensible, c'est la question des structures narratives. Souvent, les films de
Godard ont une ligne narrative inconfortable et on n'est pas tellement
accoutumé à cette position en tant que spectateur, à ce que la structure
narrative fasse question. On aime bien être porté dans une histoire, selon
des canons assez convenus et qui ne vont pas perturber en cours de route nos
attentes. Or, il me semble que dans vos six ciné-frontières : sur
le programme néolibéral, sur l'université, sur la peine, celui sur la
justice, celui sur les étrangers et maintenant, celui dont on parlera Notre
Monde, on a à chaque fois des structures narratives qui font question, qui
posent des problèmes pour le spectateur.
TL : C'est un double-point important. Godard est central pour nous,
une école en quelque sorte, car la question des structures et des régimes
narratifs est pour le moins déterminante. Je pense que nous ne pouvons plus
nous contenter des images du monde que l'on nous sert. Je ne vois pas qui
peut, aujourd'hui, se satisfaire de ce monde-là et encore moins de ses
représentations. Ici, sont en jeu plusieurs mouvements à mes yeux extrêmement importants. Il est nécessaire,
selon nous, de proposer une déconstruction de ces mondes et donc des
représentations qui leur sont liées. En ce sens, la littérature nous aide
beaucoup, comme nous l'avons dit, et à plus d'un titre. Déconstruire
le monde, c'est à la fois s'attaquer au cadre qu'on voudrait nous imposer – soit
comprendre qu'il s'agit d'une construction plus ou moins puissante – et
s'apercevoir aussi que les choses sont extrêmement liées, en rapport les unes
avec autres. Il est donc vain, voire mortel, de les penser cloisonnées,
fermées sur elles-mêmes, contrairement à ce que toute l'opération libérale
voudrait nous faire croire. En ce sens, il n'y a nulle frontière, pas de
territoire. Il y a un espace infini et causal, où sont à l'œuvre de terribles
et violentes hiérarchies. C'est aussi se confronter à cet infini-là que de
déconstruire les cadres ; mais c'est aussi comprendre qu'il n'y a pas un
réel entendu comme montrable, autrement dit, toute représentation de
la réalité ou énoncé est une construction. Construction qui est imposée par
des pouvoirs parfois très puissants, en l'occurrence ceux qui régissent nos
sociétés et qui sont, par définition, extrêmement orientés vers des intérêts
particuliers (derrière ce que nous disons ici, se cache la ruine du fond de
commerce médiatique). Et il y a, là encore, une nécessité à déconstruire
cette nouvelle strate.
Une fois ces
déconstructions opérées, notre problème narratif reste entier si nous ne
voulons pas retomber dans ces mêmes travers d'une toute puissance. Comment
pouvons-nous dévoiler, montrer ? C'est là qu'il y a pour nous un
impératif à démultiplier les narrations. La première raison est que dans un
acte de création, si l'on démultiplie les véhicules narratifs, les lignes
d'écritures, on approche au plus près de l'objet qu'on essaie d'atteindre. Ça
peut s'apparenter à de l'inconfort, mais, pensons que, lorsque nous sommes
embarqués, confortablement installés devant les longs fleuves télévisuels,
on nous sert de l'endormissement sur des images d'un monde policé qui permet
de ne penser à peu près rien, si ce n'est à la violence symbolique de la
domination, y compris culturelle. Nous sommes là face à des puissances qui
nous exposent à la plus grande des servitudes, c'est l'autre face du « temps de cerveau humaindisponible » cher à
monsieur Le Lay.
Ainsi, nous
faisons appel à de multiples paroles réflexives dans nos ciné-frontières,
généralement sous-tendues par une ou des fictions, des créations musicales,
des œuvres d'art plastique, etc., qui forment des agrégats fonctionnant comme
un au-delà de l'image, non plus un « je vois » mais « je vois,
donc je sens ».
D'autre part,
un potentiel très important réside dans la démultiplication de ces lignes
narratives : c'est l'augmentation quasi homothétique du rapport entre
lignes narratives et places pour l'autre, pour le regardant. Ce regardant
qui, dans nos travaux, n'est pas un simple regardant : il est acteur, au
sens le plus fort du terme. Il va être en travail, dans un premier temps,
pour trouver sa place face à l'œuvre. Puis, dans un second temps, il sera
propulsé dans un devenir de protagoniste qui fera acte de traduction et qui
sera, à la sortie de la salle, porteur, héritier et passeur de quelque chose
de notre histoire, de cette construction collective. Pour nous, ce point est
déterminant. C'est un lieu qui est vraiment très important cette place du
spectateur actif, émancipé dirait Rancière… En ce sens, j'ai besoin de lui
réserver plusieurs places et qu'il sente qu'il a plusieurs possibles face à
lui, avec, à la clef, la difficulté ou le jeu de trouver la bonne place,
celle qui lui siéra. Autrement dit, il peut choisir sa place face à l'œuvre,
mais il est aussi pris au sein de l'œuvre. C'est un contrat tacite : il y
a de la place, mais toutes les places ne sont pas confortables ; si tu
la trouves, l'œuvre est à toi. J'aime savoir que le spectateur cherche sa
place au sein du film pour y être le mieux possible. Évidemment, il n'y a
chez nous aucun mépris pervers, aucun désir de nuire au spectateur ! Mais
l'idée qu'il se pose la question de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, de le
mettre au travail face aux questions que pose la structure, c'est là qu'il y
a cinéma, quand la structure commence à faire question. En-deçà, on est dans
le visuel, le télévisuel. En ce sens, c'est aussi la première marche
de la pensée critique, le premier pas de la déconstruction, mettre en cause
notre regard, nos représentations.
Interroger le(s) regard(s)
Pensée commune et dissensus
CM : Vous ne pensez pas qu'on puisse questionner le monde sans interroger
les représentations du questionnement lui-même ? La façon dont on se
représente son questionnement et sa pensée critique est déterminante ?
TL :
Je pense qu'aujourd'hui c'est vraiment crucial. Nous ne pouvons
plus faire l'économie de cette réflexion-là et cette éducation à la
distanciation est donc essentielle. Les médias ont pris une place tellement
forte dans notre société qu'ils arrivent aujourd'hui à nous faire avaler à
peu près n'importe quoi ou à nous amener à des problèmes qui ne sont pas les
nôtres et qui ne sont de surcroît bien souvent même pas des problèmes en soi,
qui sont des espèces de chausse-trapes, de pièges à gogos.
Il y a
pléthore d'exemples : prenons le cas emblématique, en pleine crise
économique, du sort réservé aux Roms par les médias l'été dernier. A peine 15
000 personnes (sur 65 millions d'habitants dans l'hexagone) étaient
présentées comme la cause des malheurs du pays sur toutes les Unes (jusqu'en
Italie où des pogroms ont eu lieu dans les camps Roms). Et dans le même
temps, a-t-on entendu, dans ces mêmes médias, un historien de l'économie nous
parler, comme possible sortie de crise, non pas de la stigmatisation de
telle ou telle population mais du New Deal que Roosevelt a mis en
place en 1933 face à la Grande dépression aux Etats-Unis (programme qui
prévoyait de soutenir les populations les plus pauvres et la mise au pas des
marchés financiers) ? A-t-on entendu dans ces médias un économiste
représentant du courant régulationniste nous parler de cette crise systémique
qui s'approche de nous à grands pas, de ce « collapsus majeur » dirait
Frédéric Lordon et de ces sorties que cette école – pourtant « française »
et reconnue, même si minoritaire, internationalement –
théorise précisément depuis des années (cf. les travaux
d'André Orléan) ? Non, ces expériences et ces thèses sont simplement tues par
les médias, qui sont sous le joug et aux ordres de leurs maîtres et
propriétaires financiers…
Ainsi, il
nous faut fonctionner en démineur. Il nous faut au plus vite nous dégager de
ces grandes croyances collectives liées aux valeurs économico-financières et
du grand délire sous-jacent d'enrichissement sans limite qui définit le
capitalisme du moment.
On ne peut pas sérieusement être du côté de la pensée si l’on ne travaille pas à un réel ascétisme déconstructiviste. Nos multiples lignes de récit nous y aident également, en se mettant toutes en tension les unes avec les autres. Avec ces moments choraux on peut arriver à accrocher ou approcher vraiment les objets. Mais à vrai dire, ce n’est pas l’assonance qui nous intéresse ici, c’est plutôt une dissonance qui nous meut. Une harmonie complexe, polyphonique plus qu’un unisson…
CM : … Ne serait-ce que parce que ce n'est pas de l'écrit, ce
n'est pas non plus de la radio, même si les pensées des uns et des autres
peuvent sembler superposables dans vos films : elles ne le sont en tous
cas pas, puisqu'elles sont portées par des expressions, des visages, des
voix, des corporéités différentes. Donc on ne perd jamais de vue qu'il y a
une foule qui s'exprime, des individus qui forment une société mais qui
restent chacun dans sa propre ligne.
TL : Oui, et c'est sûrement le témoin de la plus grande vitalité qui
soit. Si on veut penser à une communauté commune, si on veut penser une
société digne de ce nom, elle sera mort-née si l'on se contente du consensus.
Il n'y a que le dissensus, le singulier-pluriel, les devenirs
minoritaires qui peuvent témoigner d'une véritable fécondité en la matière. Selon
nous, c'est la seule manière collective d'arriver à l'essence des choses, et
en même temps la seule possibilité de ré-enchanter, de ré-agencer, de
reconstruire, de rentrer en débat les unes et les uns avec les autres,
précisément parce que le dissensus remet en question l'évidence de ce
qui est perçu, pensable et faisable. Je ne vois pas de démocratie sans ces
mécanismes à l'œuvre. Pour moi, c'est le nerf du politique aujourd'hui.
Nous avons
trop cher payé les idéologies fusionnelles inaptes à penser leurs propres
dissidences, leurs propres contradictions. Si la communauté des femmes et des
hommes sans communauté et sans appartenance scintille comme un rêve lointain
dans nos esprits, esquisser un programme commun, en ces temps
d'inimitiés nationales et de défiance généralisée, nous paraît une tache
difficile mais digne. C'est les bases de ce dernier que nous tentons de poser
avec Notre Monde. Entendu que le problème n'est pas, nous dit Deleuze,
de dépasser les frontières de la raison, mais de traverser vainqueur celles
de la déraison (on le voit ici la philo peut parfois éclairer la clinique et vice
versa…). Avons-nous d'autres choix ?
CM : Ricœur disait un truc comme ça, je crois : qu'on n'a
pas du tout développé la culture du dissensus, que l'on est dans le
consensus qui signifie l'idée qu'il y a une pensée unique qui est la
meilleure possible et cela rejoint ce que vous disiez tout à l'heure sur les
années quatre-vingt-dix, sur le moment où « il n'y a pas d'autres politiques
possibles » ce que disait en France le président de la République,
Jacques Chirac ; aux Etats Unis, en Angleterre, quelques années
auparavant, on en avait vu l'illustration… On est un peu toujours dans ce
mouvement. Ça ne se dit plus comme ça, mais maintenant ça se fait. Ça se fait
sans se dire.
TL : C'est acté et, en effet, « passé dans les actes ». Il
y aurait d'ailleurs beaucoup de choses à dire sur ces passages à l'acte…
CM : Et c'est aussi de ça que parle Notre Monde ?
TL :
Disons que ça parle de l'insupportable du présent, du jusqu'où
et du jusqu'à quand... ? De l'insoutenable et du souhaitable… et de la
nécessité de cette commune pensée qui doit nous sortir des croyances
collectives et nous réapprendre à voir.
Danser
sur les frontières
Pour
un autre monde
CM : Alors, j'ai rappelé les sujets de vos ciné-frontières précédents :
libéralisme, université, enfermement, justice, étranger, etc. Bien que la thématique
change à chaque fois, il y a des points communs très forts entre les films,
dont ce questionnement critique sur les choses comment elles vont, et,
comment elles vont mal. Mais il me semble qu'il y a un point commun particulièrement
visible entre les deux derniers, soit Ulysse Clandestin et Notre
Monde, qui est la question de l'autre, de l'étranger. Celle-ci revient
dans Notre Monde, présente dans les réflexions de plusieurs
intervenants, mais aussi dans le texte de Marie Ndiaye, dont c'est très
visiblement le sujet. Le sujet de l'étranger qui cherche à fuir un monde où
il est menacé de crever. Pourquoi avoir, dans Notre Monde, donné cette
place aux gens de « l'autre-monde » ?
TL : Tout d'abord, parce que nous ne
pouvons plus aujourd'hui penser la politique sans avoir en tête qu'il y a des
corps et des êtres qui sont privés de place et de territoire autour de nous
(dans des pays qu'ils ne peuvent quitter ou, ici, parce qu'ils n'ont plus de
papiers). Nous ne pouvons plus faire semblant d'ignorer ces réalités,
de ne pas savoir, et nous ne pouvons plus laisser faire, non plus. C'est
l'une des raisons qui nous ont poussés à travailler une des lignes narratives
du film à partir de la fulgurance des écrits de Marie Ndiaye.
Cette trame
est la véritable structure du film, son soubassement. Notre Monde se
structure sur l'histoire de Khady Demba : cette jeune femme qui, poussée
par sa belle-famille à fuir sa terre natale d'Afrique de l'Ouest, tente de se
rendre en occident, et va finir sa vie sur une frontière de barbelés. Je voulais
faire entendre cette histoire, qu'elle soit lue et chuchotée à l'oreille du spectateur,
et non portée, comme une contre-narration, celle d'un devenir femme et noir
qui résisterait au flot de notre monde, un mode mineur, que l'on refuse
d'entendre, mais qui est pourtant parfaitement irrésistible et extrêmement
puissant. Un murmure continu qui parcourt tout le film, comme un devenir
étranger qui tente de renverser cette figure en symbolique positive. Un
mode mineur inaliénable et inaudible à tout ce qui peut se présenter comme
mode majeur, comme Institution. Un murmure de résistance, une parole qui a
déjà commencé, un flux que nous prenons en cours et que nous allons suivre
jusqu'à son terme. Nous avons demandé à Marianne Denicourt de prendre en
charge ce rôle, qu'elle porte magnifiquement.
CM : … Ce moment semble central dans le film, pouvons-nous nous y
arrêter…
TL : En effet, l'institution, que rien ne permet d'identifier dans
le film – sauf pour les rares personnes qui l'ont fréquentée – est l'École
normale supérieure mais cela aurait pu être n'importe quelle autre… Ce qui
nous intéressait, était de porter les murmures fracassants de l'écriture de
Marie Ndiaye, la voix de Khady Demba, au cœur de l'Institution si sourde à
ces questions. D'abord, lors de cette répétition où Marianne Denicourt est
seule dans ce jardin fermé (symbolisant l'occident clôturé) puis auprès du
public. Dans la réalité, au bout du couloir que Marianne traverse à la fin du
film et où elle nous annonce qu'elle est Khady Demba, la porte qu'elle pousse
est celle d'une scène (la salle Dussane) avec un vrai public, auprès duquel
elle a vraiment porté le texte (le 7 avril dernier, lors de la séance
d'ouverture d'une journée d'étude autour de notre travail sur le thème
« féminisme et immigration », et où était projeté Ulysse
Clandestin, notre avant-dernier film. Je fais volontairement toutes ces
petites précisions car, comme nous le verrons, elles participent à la mise en
abyme du projet Notre Monde). Cette scène fictive, captée du réel en
quelque sorte, s'est faite en temps réel et est donc réalisée en une seule
prise : il ne pouvait y en avoir d'autres. Il y a là un certain tour de
force de la part de Marianne Denicourt, qui, outre son devenir noire en tant
que comédienne blanche et iconique (Chéreau, Desplechin, Deville, Doillon,
Goupil, Jacquot, Lelouch, Rivette, Ruiz, Vitez, etc.), prend aussi en charge
la mise en abyme de son personnage de comédienne filmant notre monde, comme
nous l'avons vu, en femme à la caméra (rôle pour lequel elle s'est réellement
formée, les plans larges du film étant à sa charge) et tout l'épilogue où
elle nous enjoint à faire de la politique et de préférence autrement… Tous
ces jeux entre ces trois personnages (Khady, la femme à la caméra, et
la citoyenne Marianne) travaillent à l'inscription dans le film de l'étranger
et de l'étrange, de la raison nomade cher à Jean Borreil. C'est par
exemple en filmant Marianne en femme à la caméra que nous
dévoilons le dispositif du plateau, l'envers du décor, la machine à
représentation…
La condition
du politique coule aussi de cette volonté de nous situer dans le film
également du côté de l'intime et du personnel comme position et lieu de
résistance (cf. Barthes) et ainsi marquer une rupture de discours dans la
structure du récit de Notre Monde. Marianne Denicourt – ainsi qu'Elsa
Dorlin – nous parle aussi, avec ces trois personnages, de la puissance qui
réside dans les devenirs minoritaires, c'est son premier terme, de l'importance
du dévoilement et de la représentation (cf. Virginia Woolf), pour marquer,
enfin, et c'est le troisième terme, puissance et force politique.
Mais, vous
avez raison, il est sûrement intéressant de revenir et de s'arrêter sur ce plan
quasi final du couloir. Il se joue là quelque chose de central pour le film.
La partie réflexive et chorale vient d'être conclue par Sophie Wahnich qui
nous enjoint à réhabiliter et à inventer de nouveaux lieux du politique. Puis
la dernière caméra – celle qui filmait Marianne – apparaît avec son œil à
l'écran (le steadicam pris en charge par Yves Michaud assisté de Marion
Befve) : c'est en quelque sorte la première fin du film. Avant la
troisième fin, où la citoyenne Marianne, quittant le film, nous fait part de
son questionnement sur le cinéma, sur le représentable et, dans une adresse
directe au public, sur la nécessité de réenchanter et de réinventer la
politique. Donc, juste après l'intervention de Sophie Wahnich, nous
retrouvons Marianne Denicourt (qui vient de quitter le jardin clôturé),
traversant ce couloir pour nous annoncer qu'elle est Khady Demba. Puis, elle
pousse une porte (celle de la salle Dussane). S'ensuit un fondu au noir qui
réouvre sur Marianne sur scène, prise dans le halo d'une poursuite, fermant
le livre de Marie Ndiaye… Dans ce laps de temps, trois ou quatre secondes
s'écoulent à l'écran, mais en réalité, toute l'histoire de Khady vient d'être
donnée à entendre au public. En fait, se joue ici une quadrature parfaite… Il
s'agit de mon interprétation, mille et une autres sont évidemment possibles,
mais pour moi, tout le film est contenu dans ce fondu au noir, cette
disparition, cette faille spatio-temporelle entre cette porte poussée et ce
livre fermé sur scène. Nous sommes en présence d'une tentative de figuration
quantique. Toute la durée du film – ses une heure cinquante-neuf minutes –
tient dans ce pli, ces deux ou trois secondes que dure le fondu, où toute
l'histoire de Khady est énoncée. Et, comme dans un rêve, le film s'y est
déployé en même temps que notre institution savante s'est mobilisée en
réaction à l'innommable condition de vie de Khady et travaille à ce que
pourrait ou devrait être une pensée commune dans une grande phrase
chorale où chacun pourrait prendre place et vivre… mieux. Mais peut-être
n'est-ce qu'une vue onirique. C'est maintenant au spectateur de nous le dire
ou de le transformer en réalité.
Mais, quoi qu'il
en soit de nos interprétations du film, pour revenir à votre question et aux
« gens de l'autre-monde », nous avons, en ce sens, assurément tous
quelque chose à voir avec cette belle Khady Demba, avec ces voyageurs, dirait
Baudelaire, pour lesquels est ouvert l'empire familier des ténèbres futures.
De leur prise en compte dépend notre devenir entendu que l'étranger n'est pas
hors de notre monde mais bel est bien inclus dans celui-ci. Penser que de fermer
les yeux sur ces réalités nous permettrait d'échapper à cette monumentale
violence est une bêtise sans nom. Il n'y a ici que deux solutions : ou
nous voyons les choses en face, et nous nous disons qu'il est parfaitement
insupportable et intolérable que les corps de ces personnes soient privés de
liberté et qu'il faut absolument tout mettre en œuvre pour résoudre cette
question-là, celle de la liberté de circulation des personnes, des pensées,
des idées, des sentiments, des sensations ; ou si nous ne prenons pas en
charge cette problématique, nous sommes implicitement complices des pouvoirs
qui structurent ces empêchements. Il n'y a pas de troisième voie. Être témoin
n'est pas suffisant.
CM : On pourrait dire qu'il faudrait simplement mettre en
pratique l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme
de 1948 qui prévoit la liberté de circulation d'un territoire à l'autre, ce qui
est une utopie à ce jour. C'est-à-dire qu'il n'y a aucun lieu sur Terre qui
le permette réellement, mais ça a été, en tous cas, énoncé comme objectif par
les constituants de cette déclaration, en 1948.
TL : Oui « Toute personne a le droit de circuler librement et
de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. Toute personne a le droit de
quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays »,
c'est simplement fondamental. La condition de la vie-même. Il y a ici
plusieurs ponts entre politique-géographie-anthropologie-et-biologie…
CM : Dans vos ociné-frontièresn se situe à la frontière,
on questionne la frontière, la frontière entre le dedans et le dehors par rapport
à ces gens assignés à résidence dont vous parlez.
TL : S'il y a un lieu où, aujourd'hui, nous devons faire de la
politique, où nous devons danser, c'est sur ces frontières. C'est une
conviction, c'est là où ça se passe. Quand nous voyons de nouveau, pour la énième
fois, se rejouer la montée de ces fermetures identitaires qui s'opèrent un
peu partout dans le monde, et tout particulièrement en Europe, nous comprenons
bien le ressort de tout cela. Et c'est là où il nous faut être pertinents politiquement ;
c'est là où il nous faut être impérativement pertinents dans la création, là
où nous nous devons de faire bouger les choses aux endroits où ça clive, où
ça clôture. Et les endroits où ça clive, c'est partout où l'on met des murs.
Mais attention, ne soyons pas dupes, la clôture fonctionne toujours comme un
paravent et cache bien des choses : la violence économique et tout un
tas de dominations qu'on voudrait nous faire oublier… Il s'agit, là encore,
de les révéler, de re-problématiser… De rendre visible l'invisible.
Si je ne crois pas vraiment à l'œuvre d'art comme baguette magique du
politique, je pense cependant profondément à la possible performativité des
formes, des pensées quand elles se lient aux affects. Les ciné-frontières
sont des lieux d'utopos, de prolifération d'espaces, de narrations, de
savoirs, de formes, etc. En ce sens, ce sont des hétérotopies comme les
définit Foucault. Des hétérotopies radicales et proliférantes qui ont
sûrement pour première fonction de faire tomber les frontières et de dévoiler
au regard l'étendue du territoire.
Mais il est
important de comprendre que pour que ces idées, ces formes permettent de
faire bouger nos vies, il faut qu'elles s'entrelacent à nos affects et quand
ces idées ou ces concepts rencontrent des affects collectifs, c'est alors la
société qui peut se mettre en mouvement. Mais sans affect pas de mouvement, la
puissance du concept, l'idée pure seule n'y peut rien.
CM : D'où votre réaction, avec votre groupe étendu d'amis, à la
création du Ministère de l'identité nationale et votre participation à un
mouvement d'ampleur qui a contribué largement à sa suppression puisque Ulysse
Clandestin a posé objectivement cette intention : aboutir à la
suppression du Ministère de l'identité nationale.
TL : Effectivement, ça participe un peu de tout ça. C'est une petite
victoire parce que nous n'avons hélas pas fait reculer ces politiques. Il n'y
a qu'à voir l'usage qui en est fait actuellement par les
« socialistes » au pouvoir, Valls et ses petits camarades... Par
contre, mine de rien, ce Ministère est tombé. Symboliquement, ça compte. Surtout
quand tu as Sarkozy en face de toi. Et qui sait ce que produira Notre
Monde…
CM : C'est une victoire quand même assez considérable !
Compte tenu de la psychologie et de la politique du président précédent, qui
ne lâchait jamais rien face aux protestations et aux mobilisations que
suscitaient ses réformes, c'est finalement un des seuls cas où il a reculé. Assez
discrètement, ça n'a pas fait trop de bruit, mais enfin, le Ministère est
tombé.
Vous
faites un lien entre le sort qui est fait à ces étrangers interdits d'accès à
nos pays riches et modernes et le fait qu'on nous impose une représentation
unique et monolithique de la réalité, c'est-à-dire une représentation comme
étant la seule vraie, la seule possible. Il y a sûrement une relation
génétique étroite entre ces deux choses. Pour faire ça, on a besoin d'un
dehors, on a besoin d'un négatif pour parler en langage cinématographique. On
a besoin d'un bouc émissaire, on a besoin d'une catégorie de population qui
soit en dehors de notre monde, qui est bon parce qu'eux n'en font pas partie.
Autrefois, il y avait le bloc soviétique qui jouait ce rôle ; et depuis
qu'il est tombé, est-ce que ce ne sont pas les sans-papiers, les clandestins,
les étrangers qui sont appelés à jouer ce rôle-là ? De repoussoir, en
quelque sorte, et de légitimation de notre représentation monolithique ?
TL : Le
bloc soviétique a souvent servi de prétexte à l'Ouest, mais l'on ne peut le
considérer comme un bouc émissaire. Mais oui, ce mécanisme est bien présent
dans ce monde, le monde tel qu'il est, et ce, même si nous ne pouvons évidemment
pas comparer la puissance du bloc soviétique avec le sort réservé aujourd'hui
par l'occident aux pays du Sud qui se caractérisent plus par leur effacement
et leur musellement (d'où, comme nous l'avons vu, le murmure de notre voix
off). A ce sujet, cette frontière que théorise Eric Fassin entre
« eux » et « nous » me paraît être une entrée extrêmement
pertinente et qui dévoile la perversité de ces politiques et de ce racisme
d'État. Par définition, l'Autre est polymorphe (c'est aussi toute sa force).
Ainsi, celui qui est désigné comme étranger, celui qui va être stigmatisé,
mis au ban, peut se rapprocher de plus en plus de nous. C'est le sort réservé
aux habitants des quartiers populaires, aux minorités visibles ou non, celles
et ceux qui ont des pratiques sexuelles différentes, qui ont des engagements
politiques radicaux, aux jeunes, etc., etc. Outre sa violence intrinsèque, nous
voyons vite la perversion de cette structure pointer, car, de proche en
proche, ces cercles concentriques finissent par nous atteindre tous. Et en ce
sens, ce monde où il nous faut vivre est insoutenable et parfaitement
invivable. Kafka et Orwell doivent bien se marrer ou pleurer de rage ! Et on
ne peut rien faire de ça, si ce n'est retisser du lien partout, montrer
l'absurdité et la violence de ces techniques et prendre garde à bien mettre
au jour les structures de domination psychique et économique qu'elles cachent
(rappelons que le capitalisme, dans le BTP par exemple, M. Bouygues en tête,
à besoin de ces sans-papiers pour déréguler et sur-exploiter la main-d'œuvre,
en instaurant de la concurrence entre ouvriers). La stratégie est toujours la
même malgré l'antienne : sur-diviser le corps social, monter les uns
contre les autres, pour cacher la violence symbolique des structures de
domination, dont, en dernière analyse, la finance est le marionnettiste qui
tire ses ficelles jusqu'au cœur du politique.
CM : En France, en plus, ça s'inscrit dans une tradition très
ancienne de définition d'une identité nationale française. Todorov a écrit un
livre dans les années quatre-vingt Nous et les autres où il montre
comment, dans la grande littérature française, on est effrayé de voir que de
grands écrivains ont beaucoup participé à cette construction-là, l'autre,
l'étranger, comme repoussoir pour supposer, pour définir une identité
française, qui traverserait les siècles. Et là, on retrouve les thèmes du
Front National.
TL : Oui, c'est le grand délire du pur et du natif (cf. Marcel Detienne)…
qui feint d'ignorer qu'il ne peut y avoir d'histoire et in fine de vie
sans apport extérieur, sans rencontre (cf. Françoise Héritier), sans ces
ponts et les fameux « liens ». Ce sont des exemples parfaits pour
en revenir à nos histoires de cadres et de structurations du donner à voir,
ou du donner à penser, à sentir, ou du donner à vivre. Il nous faut être foreur
et forain chez tous. Mais ces grands récits, ces grandes croyances, ces
fusions collectives, cette mythidéologie, aussi délirants soient-ils –
le cas de la fiction de « notre ancêtre gaulois » est caractéristique
– apparaissent dans des périodes spécifiques et ont pour fonction de
détourner les citoyens des problèmes de fond (crise économique, génocide,
guerre, épidémie, famine, etc.).
CM : Bien sûr, j'ai toujours été frappé du fait qu'à l'école on
nous dise « la France déclare la Guerre à l'Allemagne », en fait
c'est une poignée de personnes qui décident d'embarquer une population de
millions de gens dans une aventure guerrière…
TL :Oui, et toujours les mêmes.
Il y a un
point qui ne me semble pas discuté : comment vivre et aimer si, en tant
que « purs » et « natifs », nous nous sommes « élus supérieurs ».
Comment pouvons-nous voir l'autre, penser la relation et la vie dans de
telles constructions. Ce n'est juste pas pensable. Sans l'autre, sans
reconnaissance et sans lien, il n'y a tout simplement pas de devenir… pas de
vie. Avec le pur, le natif et l'autochtone, c'est le règne assuré des
passions tristes, du consanguin et du létal.
C'est
pourquoi il me semble important de tenter le retournement de la notion
d'« étranger » en concept positif de devenir étranger à notre
monde. C'est la raison nomade.
Voir et créer dans la nuit
Un point de bascule : entre cendres,
reconstruction et amour
CM : Votre film Notre Monde, le sixième volet de la saga,
j'ai un peu l'impression qu'il est le point d'aboutissement d'un mouvement et
qu'en même temps, par rapport aux précédents, il a une sorte de réservoir de
potentialités qui pourrait aller dans une direction nouvelle. Je le vois un
peu comme une sorte de charnière. Est-ce que c'est une erreur d'appréciation
ou est-ce que ça correspond à quelque chose ?
TL :
C'est tout à fait juste. Il y a plusieurs raisons à cela.
D'abord une raison purement matérielle et technique, puisqu'à nos débuts,
nous filmions avec très peu de moyens. Et contrairement à cette idée de ce
qui se fait ailleurs, dans le léché, le beau, le lissage généralisé, j'aimais
cette idée de travailler avec des matériaux pauvres et impurs. Que cette
image et ces éclairages soient pauvres, et que justement, on essaie de
dégager ou de retrouver au milieu de cette zone, de ce bas-côté, l'humain. C'était
le début avec nos premiers films, les Portraits d'Idées chez Libé.
Puis, peu après avec les premiers ciné-entretiens, nous voulions aussi
reprendre ces chemins (même si nous changions de caméra), passer par le gros
grain, les basses lumières, pour vérifier s'il était ou non possible de faire
surgir du sens, de l'essence, et de la vie. On vient de là... C'étaient nos
autoproductions.
Aujourd'hui,
qu'est ce qui a changé ? De manière radicale, le changement est arrivé
avec Agat films (il faut les saluer, Robert Guédiguian, Blanche Guichou,
Patrick Sobelman et Marc Bordure), qui, pour la petite histoire, ont fait un
pari un peu fou, puisqu'ils ont eu l'idée de nous rejoindre trois semaines
avant le début du tournage, sans procéder à ce qui s'appelle la phase
développement classique du film, la recherche de financement. Autrement dit,
ils sont partis sur leurs fonds propres, ce qui ne se pratique plus depuis 25
ans dans le milieu de la production cinématographique… sauf chez Agat. Ils
sont arrivés en me disant : « Nous avons envie de travailler
avec toi, es-tu partant ? Si oui, nous pouvons mettre à ta disposition
du matériel technique conséquent et aussi plus de moyens humains ». Le
changement d'échelle a été effectivement très important et les apports
techniques et humains déterminants.
Ceci dit, avant
que ce beau geste soit posé par Agat, il faut souligner que Marianne
Denicourt, Irina Lubtchansky, notre chef op, nous y reviendrons, Rosalie
Revoyre, notre ingénieure et monteuse du son (qui a assuré sur l'ensemble du
tournage y compris pour les extérieurs, les prises de son direct, enjeu ô
combien important et structurant pour ce film parlé, qu'elle en soit
remerciée), notre mixeuse Mélissa Petitjean (là aussi, elle a fait, dans les
conditions imparties, un travail remarquable, à la hauteur de sa belle
expérience : Bardinet, Brisseau, Des Pallières, Garrel, Mouret, Pedro
Rodriguès, Sy, etc.), ma première, infatigable et précieuse assistante Anne
Fassin et nos coproductrices de chez Sister, l'inlassable et enthousiaste
Lucie Corman et Julie Paratian, ma compagne (qui a traversé toutes ces
épreuves à mes côtés, on va le voir), autrement dit, une équipe extrêmement
qualifiée et expérimentée m'avait donné en amont son accord de participation
au projet Notre Monde, sur la base d'un bénévolat, et ce, donc, avant
qu'Agat arrive. Je dis cela pour deux raisons : d'abord pour souligner
le degré d'engagement de cette équipe, et puis, comme vous l'aurez noté,
contrairement à ce qui se pratique dans le monde du cinéma ultra-masculin,
tous ces prénoms sont féminins et c'est un combat.
C'est une
drôle d'histoire que celle de ce film… Au commencement, il y a eu au petit
matin du lundi 2 janvier 2012, l'incendie criminel des locaux de La Bande
Passante, qui sont également mon domicile et le lieu où se trouvait feu ma
bibliothèque, vingt-cinq ans de lecture, dix mille ouvrages, toutes mes notes
et l'ensemble de mes archives numériques – qui ont été, par ailleurs, volées
ce même matin-là.
Puis,
l'accompagnement de mes proches, et tout particulièrement celui de mes amies,
la philosophe, Marie Gaille et la sociologue, Delphine Moreau qui m'ont fait
voir au quotidien la puissance du care (bien loin de
l'instrumentalisation et de l'usage creux et contreproductif qu'a fait
récemment le PS de ce concept féministe), la force du soin, et m'ont enjoint,
dans cet hiver, à me remettre au travail tout en développant une stratégie
publique de soutien, y compris financier, à nos travaux. C'est dans ce
contexte que naît Notre Monde, entre cendres, reconstruction et amitié.
Je viens d'avoir quarante ans.
Historiquement,
les premières scènes que nous avons filmées, avec les ciné-entretiens
et les premiers ciné-frontières, se déroulaient dans le décor des
locaux de La Bande Passante. Des pièces frappées par la lumière du jour
et ornées de ma bibliothèque (conçue par les jeunes et talentueux architectes
de La Ciguë) où les livres fonctionnaient comme autant de fenêtres sur-monde.
C'est précisément ces derniers qui sont partis en fumée… Il nous fallait donc
repenser la géographie de notre plateau pour filmer Notre Monde. Assez
rapidement, je suis parti sur l'idée du noir. Celui de la destruction qui
suit le feu, mais aussi celui qui nous confronte à l'innommable. Tous ces
jours qui ont précédé le tournage, j'avais en tête le On n'y voit rien
de Daniel Arasse et la guitare spectrale et lancinante de Red Cross de
John Fahey, deux compagnons chers et disparus.
De ce noir,
je voulais faire jaillir des lucioles, montrer que la nuit n'est pas que
ténèbres, qu'elle est aussi chargée d'une puissance de vie et de rêve. Dans
ce « on n'y voit rien », se cache aussi une chance de réapprendre à
voir, de réinventer le regard, d'inventer du regard et donc du « donner
à penser ». C'est en ce sens que nous avons commencé à travailler avec
Irina Lubtchansky, qui a assuré magistralement la photographie et
l'éclairage. Nous sommes partis d'abord du côté des lumières des
Annonciations de la Renaissance, puis nous nous sommes dirigés du côté des
clairs-obscurs du Baroque des Rembrandt et Vermeer, l'idée était de faire
naître de cette nuit le détail et le sujet. Tenter de filmer une captation de
l'intime, le « dedans du dedans ». Nous voulions faire apparaître
une certaine inquiétante douceur, comme un bain charnel, une essence de
l'ombre dans la lumière. Quelque chose qui nous tirerait du côté de Tanizaki
et de son éloge de l'ombre, ce qui nous ramènerait en quelque sorte à l'impur
de nos premières images…
Ce voyage a
été possible parce qu'il y a chez les Lubtchansky (chez le défunt père et
chez la fille : Ameur-Zaïméche, Bonitzer, Corneau, Doillon, Garrel,
Godard, Goupil, Haneke, Huillet & Straub, Iosseliani, Lanzmann, Mocky,
Mouriéras, Resnais, Rivette, Rouch, Ruiz, Truffaut, Varda, etc.) un cinéma
radical de la lumière. Chez Irina, le cadre (et ici les gros plans et les
détails) comme le point (assisté minutieusement dans la tache par Pierre-Hubert
Martin) surprennent par la précision de leurs factures. Mais plus que le
cadre maîtrisé et risqué, c'est la lumière qui renverse chez Irina. C'est
elle qui m'a permis de jouer infiniment, avec une certaine fascination, de
cette métaphore de la lumière pour ce qu'elle révèle du présent-caché ou de
l'être-là-non-vu. Mais contrairement aux usages du Quattrocento ou de la
peinture florentine du début du XVIe, la lumière dans Notre
Monde met en ruine le divin. Par la multiplicité des visages éclairés,
nous ne sommes pas ici face à l'Annonciation, à une transcendance, mais à une
lumière et un discours qui tendent à révéler les visages et l'immanence
infinie du vivant. Dans le vacillement de la bougie, la fragilité et la
chaleur de l'éclairage de l'école Lubtschansky sont venues briser le noir
infini issu des cendres de ma bibliothèque. Comme si ces frêles lueurs
étaient en mesure de retrouver les chemins labyrinthiques jusqu'à chacune des
fenêtres qu'incarnaient mes livres. D'atteindre et d'éclairer, ligne après
ligne, les mains et le visage de chacun de leurs auteurs. C'est l'ensemble de
ces chemins que nous proposons aux spectateurs…
CM : … Toujours le spectateur, mis au travail par l'inconfort qui
lui est provoqué, qui est une obligation ou une injonction à reconstruire ou
à déconstruire et reconstruire son propre regard sur ce qui lui est montré…
Agat films,
et en particulier Robert Guédiguian, vous ont rejoint en cours de route,
donc. Et le projet était déjà bien avancé…
TL : Oui, le casting était fait, l'ensemble ou presque de nos amis
étaient là, le scénario était écrit, on était prêt à tourner… Les lieux
choisis pour les intérieurs, la Maison des métallos (pour les studios, la
soirée publique du 11 avril et la construction agorique de la salle – il nous
faut souligner l'accueil extrêmement chaleureux que nous a réservé toute
l'équipe des métallos durant le tournage), et pour les extérieurs, l'ENS
(symbolisant l'Institution, comme nous l'avons dit) et mon domicile d'alors (comme
lieu de réhabilitation de vie).
Il est
important de dire un mot sur l'engagement de nos intervenants qui sur la base
d'un régime de confiance ont accepté de venir face caméra, de parler sous la
contrainte de ces formats courts et de se risquer chacune et chacun à une proposition
pour Notre Monde.
CM : Donc un régime de confiance sur la base de ce que vous aviez
déjà porté et fait, et de ce que vous aviez présenté comme projet déjà
presque abouti on peut dire. Quelques techniques étaient encore à ajuster,
mais sur le papier, le scénario était bouclé.
TL : Oui, mais encore une fois, c'est une chance cette rencontre
avec Agat. Un geste généreux, suffisamment rare pour être salué. Ça a amené
quelque chose de tout à fait nouveau au cœur de notre travail. Et pour tout
dire, nous étions heureux d'avoir quelques moyens supplémentaires pour nous
attaquer à un sujet aussi épineux, large et exigeant que notre monde, comme
il ne va pas et comme il pourrait aller mieux… Un exemple très concret, et à
mes yeux déterminant pour le film, est l'apparition de cette troisième caméra
(le steadicam d'Yves Michaud assisté de Marion Befve) qui prend en charge le
dévoilement du studio, dans ses champs et contre-champs, la déconstruction du
processus. C'est nouveau dans nos ciné-frontières et cela participe à
nous sortir de la croyance et d'une parole qui s'auto-légitimerait. Il me
semble que si les « 20 heures » étaient filmés comme cela, on n'en
serait pas là aujourd'hui. Il faudrait proposer à monsieur Bouygues qu'il
prenne Robert Guédiguian pour produire ses vingt-heures, s'il obtient une
carte blanche, je veux bien prendre en charge une édition (rire, ndlr)…
CM : … Il y a un parti-pris de loyauté à l'égard du spectateur, à
qui on rappelle qu'il est face à une représentation parmi des possibles du
monde. On n'est pas dans une profération imposée comme peut l'être le journal
de 20 heures, effectivement, ou la plupart des films qu'on peut voir
aujourd'hui au cinéma, qui se donnent à voir comme La Réalité.
TL :Oui, là nous touchons une des questions centrales du film, qui
traverse également une partie des théories esthétiques, à savoir :
comment pouvons-nous filmer et représenter le politique aujourd'hui ? Nous
avons cherché, pour répondre à cette question, dans au moins trois
directions : la première, du côté d'une imagerie spatiale de l'ombre,
comme nous venons de le dire, incarnée par le noir sur le plateau, comme
lieu, support, possible de projection d'un nouveau monde et qui laisse place
pour chacun des spectateurs à leurs projections inconscientes ou non, et au
désir : ici, c'est l'intime. La deuxième se structure du côté de l'extime,
de ce que chacun peut apporter de lui au collectif. C'est ce que nous avons
cherché à montrer avec la construction de l'agora, cette salle – de cinéma –
qui au début du film est vide, symbolisant le peuple qui manque, mais qui
appelle dans le même mouvement ce peuple à venir ; puis qui lentement
est habitée, au fur et à mesure que la parole se déploie, dévoilant peu à peu
un public en écoute, en réflexion, préoccupé, au travail avec ces mains qui
prennent des notes, ces regards inquiets quand le choral se met en branle
dans cette série d'allers-retours entre les intervenants. C'est ça la
maïeutique du film. Enfin, la troisième direction a été cherchée dans un
au-delà du film, dans un temps de retour et de mise en discussion avec le
public (cette partie à venir, très importante, a été structurée par la
salutaire équipe de Shellac, nos distributeurs qui prennent les films non pas
pour des objets de consommation mais pour un matériau en devenir qu'il faut
porter et travailler avec le public. C'est une différence radicale dans le
paysage cinématographique) qui va se traduire par une série de débats (qui
seront, pour certains, captés et diffusés) avec les spectateurs – qui, à ce
stade, se feront traducteurs et acteurs –, des associations, des écoles, des
universités, etc., et les intervenants du film. S'ajouteront également à
cela, des contributions écrites qui seront tout autant de mises en débats et
de mises en perspectives du dispositif Notre Monde, qui verra, et
c'est le second point de cette troisième dimension, publier tout ce matériel
sur un site ouvert www.notremonde-lefilm.com
(ce lieu numérique est porté par Agat et Arnaud Colinard). Nous y retrouverons
l'ensemble des vingt-huit intervenants, plus quelques autres tout aussi
importants (Hourya Bentouhami, Barbara Cassin, Monique Chemillier-Gendreau,
François Chesnais, Claude Corman, Thomas Coutrot, Keith Dixon, Mathilde
Dupré, Alain Mercuel et Frédéric Neyrat), avec leurs entretiens en libre-accès
mais cette fois, dans leur intégralité. Voilà, c'est aussi ça l'hétérotopie
proliférante de Notre Monde.
CM : On a l'impression d'une grosse machine en effet…
TL : Oui, il y a de ça avec cet objet sui generis. Il y a de
l'invention autour du film très loin des sentiers battus de la communication
culturelle, tout ceci travaillant à une contre-culture. J'ai l'impression
d'être face au plaisir et aux craintes que l'on peut ressentir avec un
premier film…
Disons que
nous essayons de nous forger des outils pour que cette expérience politique exigeante
et collective d'une conversation rapprochée puisse vivre.
Et puis, il
y a toutes ces personnes qui sont venues apporter leur professionnalisme à
l'aventure, nous en avons cité déjà beaucoup, mais il y en a bien d'autres. À
la direction de production Marie-Frédérique Lauriot qui travaillait au côté
de Lucie Corman ; notre photographe de plateau, Céline Gaille, qui a
fait un très beau travail que nous retrouverons sur le site, en s'inspirant
des éclairages d'Irina Lubtchansky ; Pierre Huot qui a dirigé la
post-production ; Ghislain Rio qui a fait un tour de force en réalisant
l'étalonnage du film en des temps records ; Simon Gréau et Samantha
Garnier, nos graphistes (qui travaillent avec nous à La Bande Passante et
préparent la sortie de notre nouveau site avec Fabien Bourgade et Pierre Pène),
qui ont amené l'affiche du film, dans un renversement de la perception de la
salle, à la hauteur des attendus de l'entreprise collective. Il nous
faudrait, également, longuement parler du travail minutieux d'Olivier
Samouillan et Anthony Mowat (Art Melodies) avec qui nous avons composé tout
l'été, pas à pas, note à note, la BO du film aux accents oniriques et épurés.
Plus
difficile, mais riche également, a été notre collaboration avec Valérie Pico
(monteuse image). Jusqu'ici, je travaillais seul le montage avec une
assistante, Michelle Pichon. Avec Notre Monde, c'était la première
fois que je travaillais en collaboration avec une monteuse chevronnée (qui a
travaillé, entre autres, avec Frederick Wiseman). Nous avions peu de temps et
Valérie a su nous montrer le chemin du rythme du film. Après nous avons
longuement retravaillé seuls, Anne Fassin et moi, à la recherche des justes
respirations, des rapports, d'une esthétique des écarts et des passages qui ouvre
sur cette pensée que nous souhaitons figurer entre lumière et temps, sensation
et émotion, perception et signification pour tenter d'embarquer le spectateur
durant ces deux heures de film vers ses propres interrogations, ses propres
pensées, dans un processus de subjectivation à la fois sensible et politique.
Une chose est sûre, c'est que pour le futur, nous avons trouvé notre équipe !
Il nous faudrait également saluer tous nos amis qui nous ont soutenus durant cette
période et accompagnés tout au long du processus (Alexis Argyroglo, Etienne
Balibar, Alexandra Baudelot, les familles Cocrelle et Corman, Anaïs de
Courson, Vianney Delourme, Frédéric Fisbach, Geneviève Fraisse, Federica
Giardini, Hugo et Pascale Haas et La Ciguë, Katrin Hodapp, Laura Napolitano, Pierre
Pène…).
CM : Je voudrais revenir, avant de conclure, sur cette question
de la fiction, sur le passage du documentaire imprégné de fiction – ce que
vous avez fait jusqu'à présent – à un film de fiction proprement dit ;
si tant est que ces différences fassent encore sens après notre entretien. Le
moment où vous allez franchir le pas me paraît proche, non ?
TL : A force d'introduire de la fiction dans nos films…
CM : A force d'introduire du sensible dans la raison, on peut
peut-être introduire de la raison dans le sensible.
TL :Oui, et c'est l'occasion de revenir à Godard pour qui le cinéma
est une forme qui permet de penser, tout autant qu'une pensée qui prend
forme ; je renverse volontairement ici sa proposition. Cela fonctionne à
plein régime avec ce que nous voulons faire avec la fiction. Disons que dans
la mesure où nous nous entendons sur le fait que face au documentaire, ou ce
que j'appelle ciné-frontières, nous sommes devant une construction, un
récit, nous flirtons avec la fiction. C'est d'autant plus vrai avec Notre
Monde. Mais oui, la tentation de plonger dans la fiction, d'y mettre les
deux pieds, les mains, la tête et l'ensemble du corps est grande.
CM : Donc c'est le prochain projet ?
TL : C'est un des prochains projets. L'avenir s'écrit en deux
parties. Un pan qui sera la partie réflexive de ce travail, un ciné-entretien
au long cours qui proposera une encyclopédie conceptuelle filmique. C'est le
côté théorique, une façon de répondre à l'interrogation de Sartre :
« Est-ce donc nuire aux gens que de leur donner la liberté d'esprit ? »
et, dans le même temps, au caché de la science cher à Bachelard. Libérer les
concepts, rendre les concepts à la vie, en les proposant au plus grand nombre,
et en pariant que cela va produire, en se lovant aux affects collectifs, des
nouvelles inventions au travail, à la vie, aux amours, aux rêves ; et de
l'autre côté, comme une mise en pratique, pour nous-mêmes, de ce projet
encyclopédique, une fiction qui sera le portrait croisé de trois
femmes : une grand-mère philosophe, une mère musicienne et une jeune
femme cinéaste, les trois issues de la même lignée, et qui auront pour souci
de nous apprendre à voir et à penser le monde.
Je suis
convaincu que notre principal problème, qui a à voir de très près avec le
cinéma, c'est d'arriver à voir. Une fois que nous voyons, le chemin est quasi
fait, ou disons pour être plus précis que nous savons où le prendre, de quoi
il est fait, quelle est sa topographie et vers quoi il mène...
CM : Donc là, à nouveau un passage analogue à celui que vous avez
accompli en passant de l'édition papier à la réalisation d'images qu'on
pourrait sommairement classer dans le registre du documentaire, même si ce
n'est pas exactement ça que vous faites. Donc ici, d'un type de documentaire,
les ciné-frontières, dont vous êtes l'inventeur, à un cinéma de
fiction dans le sens plus classique du terme, pour atteindre encore un public
plus vaste.
TL :
Nous pourrions rester assez longtemps sur le terme classique,
mais j'espère bien que là aussi on arrivera à jouer sur les cadres, à les
déplacer, afin d'inquiéter un possible « classicisme »…
CM : On pourrait dire que vos ciné-frontières sont un
cinéma où la parole est mise en scène, est mise en images, alors que cette
fois-là, dans la fiction à venir, elle serait mise en histoire ? Mise en
récit ? Mise en vie finalement, dans des personnages qui ne seraient
plus des intellectuels exposant leurs pensées face à la caméra, c'est ce que
j'entendais par « fiction classique » au sens le plus général du
terme.
TL :
Un cinéma qui porterait des personnages qui seraient montrés
dans l'ordinaire de leur vie, dans l'ordinaire sensible de leurs vies.
CM : Mais quand même, des personnages qui sont des créateurs ou
des créatifs : philosophe, musicienne, cinéaste. C'est-à-dire qui, là
encore, décloisonnent les champs et qui ont tout à voir avec la
pensée… ?
TL :Ce sont des personnages qui nous mettent en capacité, qui nous apprennent
à voir, donc qui ont vu et qui voient. Ces femmes n'ont pas d'autres choix
que de faire dans et avec le monde puisqu'elles le perçoivent et le pensent.
Elles mettent en œuvre nos capacités de modifier le commun. C'est la
chronique de ces vies que proposera le film.
CM : Et ce film, ce sera aussi la manière dont ces personnages
mettent en pratique, dans leur propre existence, ce qu'elles ont vu, et ce
qu'elles ont compris du monde ?
TL : C'est ça. Des femmes sans haine et sans remords, avec pour
souci et pour cap la joie.
C'est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l'instant où son crâne heurta
le sol et où, les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement pardessus
le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c'est moi, Khady Demba,
songea-t-elle dans l'éblouissement de cette révélation, sachant qu'elle était
cet oiseau et que l'oiseau le savait.
Marie Ndiaye
Trois femmes puissantes (Gallimard, 2009)
* Christophe
Mileschi est italianiste, professeur des universités à Paris-Ouest-Nanterre,
traducteur et écrivain. Il est, entre autres, spécialiste de Pier
Paolo Pasolini. Il fait partie des intervenants du film Notre Monde
(119', 2013, Agat Film/LBP/Sister production, distribution Shellac).
** Thomas Lacoste
est cinéaste, éditeur et essayiste. Directeur et fondateur de la revue
internationale de pensée critique Le Passant Ordinaire (1994, www.passant-ordinaire.com),
des Éditions du Passant (1997, http://www.passant-ordinaire.com/livres.asp),
de L'Autre campagne (2006, www.lautrecampagne.org), et du Réseau international de
pensées critiques, de pratiques alternatives et de créations contemporaines, La
Bande Passante (2009, www.labandepassante.org). Il a réalisé plus d'une
soixantaine de films et entretiens dont, entre autres, les ciné-frontières
Notre Monde www.notremonde-lefilm.com
(119', 2013, Agat/LBP/Sister, distribution Shellac), Ulysse Clandestin ou
les dérives identitaires (93', 2010, LBP), Les Mauvais jours finiront,
40 ans de justice en France (126', 2009, LBP), Rétention de sûreté,
une peine infinie (68', 2008, LBP), Universités, le grand soir
(68', 2007, LBP) et Réfutations (68', 2007, LBP). Son travail a fait
l'objet en 2012 d'une édition en coffret DVD, Penser critique, Kit de
survie éthique et politique pour situations de crise(s), réunissant 47 de
ses ciné-entretiens (24h) aux Éditions Montparnasse et d'une
rétrospective de ses ciné-frontières au cinéma le Reflet Médicis
(Paris).
Dernier ouvrage paru
L'Autre campagne, 80 propositions à débattre d'urgence (préfacé par
Lucie et Raymond Aubrac, édition La découverte).
Transcription Lisa Cocrelle
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